Artistes de l'autre côté

L’Autre côté (Die Andere Seite, 1909) est le titre du premier et unique roman d’Alfred Kubin. Il raconte l’aventure d’un voyageur égaré dans une cité idéale, nommée Perle, quelque part au Pays des Rêves, ville qui se transforme peu à peu en vision de cauchemar. La fascination de l’étrange et du fantastique est une des clés de l’œuvre de cet écrivain et dessinateur qui illustra entre autres, les œuvres de Dostoïevski et d’Edgar Poe. Le monde graphique de Kubin est ancré dans le quotidien, dans la vie et les paysages ruraux, tout en restant vaguement terrifiant pour les questions qu’il évoque en silence. L’usage de l’aquatinte dévoile des atmosphères délavées, rappelant tout aussi bien l’absurdité poétique d’une comptine que le souvenir d’un rêve incompréhensible.

Le rêve, précisément, était pour Alfred Kubin le chemin qu’il devait suivre en tant qu’artiste, point de vue à la fois entièrement subjectif et accordé à des préoccupations typiques de son époque, qui est celle de l’exploration de l’inconscient :

Beaucoup de mes dessins essayent de retenir des rêves. Au réveil il n’en reste souvent que des bribes dans ma mémoire. Ces débris, ces petits morceaux, sont alors mes seuls repères. Considérons le rêve comme une image. En tant qu’artiste, je voudrais dessiner consciemment de la même façon que le rêve lui-même compose et je n’ai trouvé de véritable satisfaction que lorsque je me suis décidé comme lui à assembler ces fragments qui n’apparaissent que timidement pour former une entité. (1)

Le songe évoque une logique et un sens insoupçonnés. Parce qu’il est fragmenté, le sens qui ressort de la vie onirique ne peut être interprété, mais seulement transcrit dans le trait, dans l’ombre, dans l’agencement, par exemple, d’une chambre solitaire survolée par un animal étrange, oiseau ou chauve-souris (Der Vampyr im Schlafzimmer). L’art suggère, reconstitue la sensation du rêve, ses implications dans la vie quotidienne, sa vérité ambivalente, et les techniques picturales participent à cette reconstitution, qui développe une vision du monde où l’imagination (Einbildungskraft) joue un grand rôle.


Tout comme celle de Kubin, l’œuvre de Mervyn Peake, dont la Maison d’Ailleurs, à Yverdon expose des dessins qui illustrèrent des œuvres comme Alice au Pays des Merveilles, De l’autre côté du miroir, L’Ile au Trésor ou les Contes des frères Grimm, élabore des mondes fabuleux, où le familier côtoie le bizarre. Je viens de finir la lecture de Gormenghast, deuxième volet des aventures de Titus d’Enfer (Titus Groan, soixante-dix-septième seigneur de Gormenghast). Un enfant est né et a été élevé dans l’indifférence de ses parents, évoluant dans un château labyrinthe qui donne son nom au roman, entouré de personnages étranges et mystérieux. Les allées et venues de Titus, ses aventures, laissent une place importante à la description, qui impose un rythme particulier, à une perspective englobant tous les sens, à la fois picturale et narrative où les références à la lumière sont nombreuses. L’obscurité de la demeure de Titus englobe ses habitants livrés à des rituels incompréhensibles, des personnages à l’allure moyenâgeuse ou romantique, comme sa sœur Fuchsia :

(Sa robe cramoisie flamboyait de ce rouge singulier que l’on trouve plus souvent sur les tableaux que dans la nature. Le cadre de la fenêtre qui environnait non seulement sa personne, mais, derrière elle, l’impalpable pénombre, renfermait un chef-d’œuvre) (2). L’extérieur est féerique, baigné par une lumière changeante et crépusculaire : (La seconde de ces « îles » inondées de lumière semblait flotter juste au-dessus de la première, car le ciel et la terre n’étaient qu’un même rideau de nuit. En réalité, elle en était très éloignée, mais la superposition ne donnait pas le sentiment de la distance) (3).


Il y a dans ce roman, à mon avis, un trompe-l’œil littéraire qui trouve un écho dans la peinture, dans la précision des traits qui font penser à des gravures, dans un croisement de légendes, de livres et de rêves, dans un environnement situé en marge de l’espace et du temps, un lieu où se déploie le bestiaire fantaisiste que, dans l’art médiéval, complétait traditionnellement l’image du monde. Aussi, dans les aventures de Titus, l’humour est toujours présent, tantôt grotesque, tantôt onirique. Il accompagne la quête de Titus à travers de nombreux faux-semblants, à travers le désordre qui menace toujours le château. L’humour est lié à l’imaginaire, au désordre, à une réalité fragmentée qui marque la fin de l’enfance.



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Citations

(1) Le travail du dessinateur, par Alfred Kubin

(2) Gormenghast, par Mervyn Peake, éd. Phébus

(3) Id.


Sites

http://www.galerie-altnoeder.com/kubin.html

http://www.mervynpeake.org/

http://www.ailleurs.ch/

(Mervyn Peake, l'oeuvre illustrée. Du 4 octobre 2009 au 14 février 2010)

 
09-11-09

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