Histoire de portes ouvertes

Au Moyen Âge, et jusqu’au XVIIe siècle, la polyvalence de l’espace donnait son caractère à l’intérieur des maisons. Il n’y avait pas de salon ou de chambre à coucher proprement dites. La spécialisation des différentes pièces est le signe de la vie privée, notion moderne qui prévoit la possibilité de s’isoler au milieu d’un groupe. (1) Perçue comme une forme de confort, puis comme un besoin et un droit, l’intimité dépend de l’aménagement de l’espace domestique et de l’introduction de passages et de frontières. Dans un logis médiéval qui, le plus souvent, comprenait une seule pièce, les gens et les objets circulaient. Lorsqu’il était question de plusieurs chambres, les meubles pouvaient être transportés d’une pièce à l’autre au gré des saisons et des besoins. Ayant perdu l’ameublement d’origine, les salles des châteaux et des palais nous apprennent peu sur la façon dont elles étaient autrefois habitées.

L’enluminure et la peinture de cette époque (2) offrent un foisonnement de tissus, de rideaux, de tentures, de baldaquins. Les murs sont cachés, la pièce devient un cocon, une cellule à l’abri du monde et des courants d’air, avec peu d’ouvertures. Cependant les portes et les fenêtres, qu’elles soient ouvertes ou fermées, sont essentielles pour comprendre la naissance et l’évolution de l’espace privé, qui est l’une des caractéristiques de l’époque moderne. En général, le Moyen Âge tardif préfère les scènes d’extérieur, les jardins, les tentes ou les cours. Les fêtes et la guerre ont lieu en plein air. Seuls les saints, les amants et les poètes peuvent être surpris dans leur solitude.


Les œuvres picturales du Moyen Age accordent une plus grande importance au personnage et à ses symboles qu’à l’arrière-plan. Il faut attendre le XIVe et le XVe siècle pour observer des représentations de l’espace sophistiquées, incluant la perspective, le réalisme dans les détails, les objets anecdotiques et la personnalisation du lieu, comme dans le portrait du couple Arnolfini par van Eyck. Ainsi, dans cette image datant de 1407, Christine de Pizan apparaît entourée des éléments qui donnent une idée de son métier d’écrivain, avec un certain confort suggéré par les par les meubles, l’écritoire et le fauteuil. Mais le mur a été « coupé » pour laisser voir l’écrivain au travail, tout comme dans l’une des enluminures des Très riches heures du Duc de Berry, où l’on montre des femmes au coin du feu. Il s’agit encore d’une maison stylisée, exigüe, disproportionnée et les rares éléments architecturaux font office de cadre.




L’espace est toujours unique et chargé de sens C’est aussi le cas pour d’autres œuvres du XVe siècle comme 'La Vierge du chancelier Rollin' de Van Eyck où l’on se croirait à l’intérieur d’une église, dans une ambiance de solennité et de silence. Plus tard, les peintres de la Renaissance et de l’âge baroque suivront ce schéma, reproduiront les mêmes atmosphères douces et froides qui correspondent à leurs scènes mythologiques. Les lieux picturaux par excellence sont les jardins, les cours entourés de colonnes, ouvertes sur le paysage symboliquement paisible et ordonné. L’intérieur, lorsqu’il est représenté, est souvent sombre, meublé de manière sommaire, les visages surgissent de l’obscurité, comme chez Georges de La Tour.




Vers 1660, la porte ouverte dans les tableaux de Pieter de Hooch représente bien plus qu’un jeu d’emboîtement, de perspectives, un horizon d’emprunt là où il n’y a pas d’océan ou de collines. Chez de Hooch, comme chez Vermeer, l’intérieur a son propre langage chromatique et ses propres nuances qui entre en collision avec celui des personnages. La lumière s’y répand naturellement et change selon le moment de la journée. Aussi, les différentes pièces de la maison commencent à posséder un usage propre. La chambre, par exemple, se divise en salle et alcôve (cette dernière est parfois délimitée par un rideau), et ce dédoublement correspond à une nouvelle façon de distribuer l’espace qui prend en compte l’envie d’être seul et le besoin de laisser une partie de la vie dans le secret. La porte qui les sépare devient ainsi une hésitation, une frontière floue entre les deux mondes qui est en train de se mettre en place. Elle laisse voir et/ou imaginer une autre partie de la maison moins exposée et plus intime.

J’ai souvent lié la notion de réalisme à celle de vie privée. Je n’ai jamais pu imaginer qu’on puisse entrer dans un tableau de Raphaël ou du Lorrain. Les colonnades et le marbre, les espaces ouverts et apprivoisés me font penser à une géométrie onirique, à un monde solennel et irréel ou du moins à une scène théâtrale où les attitudes seraient connues d’avance. En revanche, chez Vermeer ou de Hooch, il est très facile de ce sentir chez soi, de fouler les parquets cirés ou de se pencher sur une fenêtre, d’éprouver le froid que semble apporter toute cette lumière dorée, d’ouvrir et de fermer des portes.



(1) Architectures de la vie privée, M. Eleb & A. Delabarre-Blanchard, Ed. Archives d’architecture moderne, 1989

Images : Wikimedia Commons

17-10-08

Commentaires

  1. Je découvre ce soir ce magnifique billet! Vous y décrivez tout en nuances la problématique du dedans/dehors, contenant/contenu, public/privé à travers l'histoire. Je regarderai d'un autre œil les maîtres anciens!
    Amicalement.
    PJR

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  2. merci beaucoup, d'autant plus que les notions de secret, de vie privée ou de frontière sont aujourd'hui assez décriées. Elles sont pourtant essentielles: du moment où je reconnais et accepte la différence, je reconnais et accepte implicitement la frontière. De là la profonde incohérence des discours qui veulent, à la fois, accepter des modes de pensée et de vie différents et abolir les frontières. Je n'ai jamais haï les haies.

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