Cartographies du labyrinthe

Le titre Borges blogueur, dans le blog de l’Acratopège ne devrait passer inaperçu pour tous les lecteurs passionnés de l’œuvre de Jorge Luis Borges. Il était notamment question de trouver un texte pour quelqu’un qui est en train de monter un spectacle. L’extrait finalement choisi [1] possède, comme bien d’idées borgésiennes, un caractère universel lui donnant aussi bien des allures prédictives que des résonances immémoriales. Borges aurait ainsi anticipé les moyens de communication électroniques dans une réflexion constante à propos du rôle du lecteur dans l’œuvre littéraire. En changeant la forme du livre, le regard porté sur le texte changerait aussi, et la littérature compterait désormais au rang des arts éphémères, où il serait difficile de retrouver un fil conducteur devant l’avalanche de textes, gloses, reprises, commentaires et plagiats dispersés dans un no man’s land spatiotemporel. Sans hiérarchies et sans guides, les blogs seraient ainsi plus proches du Livre de sable que de la Bibliothèque de Babel. Parce qu’elle offre une infinité de perspectives concernant l’écriture, les références à la littérature classique et l’interprétation des textes, l’œuvre de Borges est d’une rare pertinence lorsqu’il s’agit d’appréhender une modification d’importance dans une forme littéraire dominante ou, dans le cas du blog, suffisamment récente et incertaine pour que plusieurs lectures contradictoires puissent être mises en avant. Cependant, si l’œuvre de Borges fait penser à la communication électronique, c’est parce les deux ont en commun et la génération de jeux de miroirs, et l’exploration des systèmes complexes.

Un désordre trompeur

Pour ne citer qu’un seul récit, ce sera La Bibliothèque de Babel, composée d’une série indéfinie d’hexagones. Elle serait infinie, mais, comme pour tous les objets impossibles ou paradoxaux de l’œuvre de Borges (le livre de sable, les tigres bleus, le disque à une seule face, l’Aleph…), les limites de la bibliothèque sont posées par les capacités de l’imagination humaine, d’abord dans la représentation de l’univers en tant que bibliothèque, ensuite, dans le rappel du mythe de la tour de Babel. Le chaos linguistique qui suit la construction de la tour dans le récit biblique est remplacé dans la bibliothèque par des modèles d’ordre, géométriques, tels que la cellule hexagonale pour les idéalistes ou la sphère parfaite pour les mystiques, ou linguistiques, comme ceux des fréquentes mises en abyme relatives au contenu des ouvrages et à leur disposition dans les rayonnages. Le chaos apparent déguise un ordre aussi secret que conjectural, parce qu’il n’est pas représentable dans sa totalité par l’utilisateur, mais seulement à travers des échantillons et des exemples. Il existe sous forme intuitive et théorique. En transposant cette image à l’activité du blogueur, les ressemblances s’avèrent assez frappantes, à commencer par le désarroi de beaucoup en face du chaos illusoire de la bibliothèque totale, de sa taille excessive, du nombre infini des textes lisibles (en sachant que le nombre des textes illisibles (ou itératifs) est tout aussi vaste. Pourtant, on nous dit qu’un seul livre contient tous les livres, ouvrage total et miroir de la bibliothèque totale, tandis que la structure de la bibliothèque rappelle davantage le caractère alternant des fractales que la confusion générée par les malentendus langagiers, comme le montrent les fréquentes allusions à un espace dédoublé, répété de manière constante. La clé pour se débrouiller dans son labyrinthe de rayonnages serait la reconnaissance de patterns, comme l’indique la fin de la nouvelle : la bibliothèque est illimitée et périodique. Les motifs sont récurrents et la bibliothèque est compréhensible pour autant qu’elle soit considérée comme un système complexe, où les parties sont interconnectées et les livres finissent par se retrouver selon un ordre que seul l’utilisateur, dans son ignorance, tient pour un fouillis incohérent.

Le désordre apparent ne serait qu’un ordre sous-jacent. Le véritable chaos viendrait précisément d’une utopie d’ordre, inlassablement recherchée par les bibliothécaires de Babel et qui se traduirait pour le blogueur en une quête irrationnelle d’une organisation du réseau simultanément illimitée et à échelle humaine. C’est ainsi qu’un autre récit, intitulé De la rigueur de la science, et inclus dans Histoire universelle de l’infamie/Histoire de l’éternité, met en scène un objet paradoxal, la carte d’un empire à l’échelle 1 :1. Cette réalité virtuelle, miroir et simulacre d'un espace réel illisible, finit par être abandonnée (et l’art de la cartographie disparaît avec la carte), car les problèmes pratiques que pose son installation mettent en évidence le caractère inutile, voire nuisible, de l’utopie.

[1] « Ludwig Rubiner qui pressentait déjà le caractère obsolète du livre comme moyen d'expression, proclamait que le manifeste allait constituer l'organe le plus adéquat de nos échanges intellectuels, et tout d'abord par sa forme; cette feuille grand-ouverte comme un lit, comme un étendard déployé, sans la feinte humilité du livre qui par ses huit arêtes, pénètre comme un bélier sur nos étagères. Il est évident que le manifeste est comme un cri, mais un cri qui aurait cette ingénuité gesticulatoire et spontanée des discussions dans le cénacle des disciples. »
[Autres inquisitions]

Commentaires

  1. Effectivement.
    Le livre étant inscrit dans les trois dimensions proposées par la nature, la bibliothèque ne pourra en avoir moins ou plus. Et l'architecte le plus qualifié pour la construire est le Piranèse: ses prisons l'ont rendu célèbre et qu'est-ce qui ressemble plus à une prison qu'une bibliothèque?
    Dans le cas de la carte à l'échelle 1:1, je trouve dommage que le projet ait échoué, puisqu'on aurait enfin obtenu une carte qui "soit" le territoire. Mais ce n'est que partie remise.

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  2. La seule façon de garder la carte aux dimensions de l'empire serait de la conserver toujours pliée, mais alors elle ne serait pas exactement à l'image de l'empire. Les mythes de la totalité apparaissent aussi, entre autres dans "Funes el memorioso", où un homme qui se souvient de tout essaie de reconstituer une journée en pensée, mais cela lui prend exactement une autre journée. Il y a tout un questionnement, chez Borges, à propos de l'idéalisme, qui se retrouve également chez Henry James.

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  3. Pourquoi a-t-on fait venir un arpenteur au Château, sinon pour mesurer l'Empire et en dresser la carte? Mais son existence est volontairement ignorée par tous les villageois: avait-il aussi mission de cartographier les âmes ? Imaginez maintenant une bibliothèque hostile au bibliothécaire, et qui refuserait de se laisser cataloguer, décrire ou indexer. C'est un thème qui tient plus du fantastique que du roman historique ("Le Nom de la Rose").

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  4. L'important, dans le Château, c'est que les détails échappent à l'arpenteur, ou que le village fonctionne selon des codes indéchiffrables. Par une de ces associations d'idées, je me suis souvenu de la bestiole de 'Die Verwandlung'. La traduction espagnole, attribué à Borges, était en réalité anonyme, et probablement issue de la version frnçaise, et non du texte originel. C'est ainsi qu'on retrouvait 'insecto', pour 'käfer', alors que dans le sens du mot allemand est plus large ou générique. On ajoute à cela le fait que Kafka n'aurait jamais voulu que la bestiole soit graphiquement représentée, et l'on voit comment le flou réel rattrape le flou littéraire, larguant les amarres de l'imagination. Conclusion: lorsqu'on raconte n'importe quoi, mieux vaut ne pas donner beaucoup de détails.

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  5. Sinon, l'idée de la bibliothèque hostile me plaît beaucoup.

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  6. Oui,l'idée de bibliothèque hostile est magnifique. J'imagine un roman sur ce thème que Murakami ou Ogawa auraient pu écrire.
    PJR

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  7. Et bien, je vais rajouter Borges à mes livres d'été! Passionnante présentation.

    Je ne sais pas si j'aurai assez d'un seul été, la liste s'allonge.

    Belle journée Inma.

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  8. @PJR, je viens de lire "La bibliothèque de Villers", où il est question d'une bibliothèque, sinon hostile, pour le moins inquiétante.

    @HL, c'est toujours un dilemme, pour moi... J'ai emprunté une bonne dizaine de livres à la bibliothèque, et je ne sais pas si j'aurai le temps de tout lire. J'ai commencé à lire les récits de Borges il y a très longtemps, et je les relis souvent, avec toujours de nouvelles impressions. D'ailleurs je trouve une imagination très originale, faisant la synthèse de plusieurs traditions littéraires (anglaise, américaine, espagnole...) chez les auteurs argentin: on le voit notamment dans les nouvelles de Julio Cortázar, Bioy Casares, Silvina ocampo etc.

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  9. Quel billet passionnant!
    "Conclusion: lorsqu'on raconte n'importe quoi, mieux vaut ne pas donner beaucoup de détails."

    (Je me fais toute petite là)!

    N.B.- C'est un labyrinthe votre blog... pour un même billet il y a deux "aperçus". Je m'y perds... agréablement.

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  10. Merci Ambre, je ne me souvenais plus de cette phrase, que je trouve assez drôle à présent :-)

    Inma

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