Lignes de fuite

La chambre noire de Damoclès

Un homme terne, dépourvu de passé et d’avenir, s’ennuie dans son bureau de tabac, dans une bourgade près d’Amsterdam. Son physique particulier semble l’avoir condamné à rester pour toujours rattaché à l’enfance, entre une mère  délirante et une cousine dominatrice qu’il a eu la mauvaise idée d’épouser. Tout va donc pour le pire pour Henri Osewoudt, avant que la Seconde guerre mondiale n’éclate et ne l’envoie vers de rivages inconnus. Aux premiers jours de la guerre, un dénommé Dorbeck se rend à la boutique pour commander un tirage de photographies. Henri accepte, intrigué par ce personnage qui lui ressemble extraordinairement, mais avec un côté héroïque en plus. Car Dorbeck ne tarde pas à revenir et à confier à Henri des missions, parfois très dangereuses, pour le compte de son réseau de résistants. Pour Henri, qui n’éprouve aucune motivation patriotique, mais une fascination sans limites envers cet ami insaisissable, le moment est venu de changer de vie.

La chambre noire de Damoclès, l’une des œuvres de Willem Frederik Hermans a avoir été de nouveau traduite en français il y a quelques années, nous offre une fugue ponctuée d’épisodes surréalistes, où le doute tient lieu de suspense, où des agents (simples ? doubles ?) portent sur eux des photographies anodines qui leur servent de codes, où la frontière entre la maladresse et le mensonge s’estompe progressivement. Il y a là certes des ingrédients classiques du récit d’espionnage, mais aussi une drôle d’enquête en guise de fil conducteur qui n’est pas sans rappeler certains récits d’Edgar Poe dans le mélange d’étrangeté et d’humour noir : Dorbeck n’existerait-il qu’en tant que double imaginaire et flamboyant du falot Osewoudt, qui échapperait ainsi au néant, mais hériterait des trahisons de son mentor ? Ou serait-ce plutôt l’inverse ? Au cœur du mystère, on retrouve encore une fois des clichés développés dans la chambre noire, parfois abîmés par un travail bâclé, invisibles souvent, indéchiffrables toujours, sans oublier la Leica d’Osewoudt, véritable Macguffin.

La chambre noire met en scène le vertige de l’incertitude lorsque la morale se dissout rapidement dans le chaos et le manque de fiabilité, tandis qu’un monde aux règles nouvelles s’installe, soutenu par un changement constant de décors, de rythmes, de personnages interchangeables qui multiplient les allers et retours. Car le roman est construit sur fond de géographie urbaine bouleversée, il s’insère dans une sorte de mouvement perpétuel, évoqué par le biais des nombreuses scènes qui ont lieu dans les trains ou les tramways, véritables lignes de fuite convergeant vers un horizon improbable.

Willem Frederik Hermans, La chambre noire de Damoclès, roman traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Gallimard 2006 

Commentaires

  1. "La chambre noire met en scène le vertige de l’incertitude lorsque la morale se dissout rapidement dans le chaos et le manque de fiabilité, tandis qu’un monde aux règles nouvelles s’installe, soutenu par un changement constant de décors, de rythmes, de personnages interchangeables qui multiplient les allers et retours."

    Il me vient l'étrange idée en lisant votre belle interprétation de remplacer "la chambre noire" par "l'Internet" ou "Le virtuel". Rien n'est alors à changer dans cette réflexion.
    C'est mon point de vue, très personnel.

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  2. Oui, je partage votre point de vue. Les mondes virtuels sont basés sur l'incertitude et l'évolution continuelle. On ne sait jamais qui est de l'autre côté (et s'il s'agit réellement de quelqu'un et non d'un robot), une même connexion peut être partagée par plusieurs personnes... Bref, il y aune dépersonnalisation certaine accompagnée paradoxalement d'une recherche de reconnaissance autour du personnage que nous créons.

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  3. J'ai eu envie d'en savoir plus sur Hermans que je ne connaissais pas et en lisant l'article ci-dessous, je me disais que votre talent littéraire pour résumer un ouvrage n'avait rien à envier à celui des journalistes spécialisés!
    http://www.liberation.fr/livres/0101599929-hermans-sur-sols-mouvants

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  4. Chers amis, je serai de retour très bientôt, juste avant quelques jours de vacances...

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  5. Ce sont toujours la mêmes veinards qui peuvent prendre des vacances quand bon leur semble, en laissant les autres macérer dans la médiocrité des contingences triviales et des promiscuités imposées.

    Bonnes vacances !

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  6. En termes de contingence triviale, je suis assez dérangée cette semaine par ma dernière dent de sagesse, mais cela peut attendre. Non, en réalité je n'écris pas mais je dessine la garenne dont je vous avais parlé. Il faudra trouver la citation cachée, ce qui promet d'être amusant.

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  7. "La langue bute toujours sur la dent qui fait mal" (proverbe chinois ou 成语).

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