À propos de Le Désert de la grâce, de Claude Pujade-Renaud
Elles ont été nombreuses à échapper à des lignes de vie trop prévisibles tout au long du XVIIe siècle, à devenir invisibles en adoptant la vie des moniales de Port-Royal. Elles ont rejeté un milieu confortable, en réalité un milieu hostile, pour le monde exigeant de la clôture et de l’étude. Elles, ce sont des jeunes filles appartenant à la puissante famille Arnauld, comme les abbesses Angélique et Agnès, mais aussi Jacqueline, la sœur de Blaise Pascal, la fille de Jean Racine, ainsi que bien d’autres anonymes, qui tournent le dos à Versailles, aux possibilités d’ascension sociale, au mariage, et s’installent dans un « affreux désert » (selon Mme de Sévigné), à Port-Royal des Champs. Leur lieu de retraite sera aussi celui des Solitaires, des hommes qui ont également choisi une vie d’ascèse… Pourtant, en se retirant du monde, ces moniales et ces Solitaires autrement connus comme jansénistes ont attiré haines et persécutions de la part de l’Eglise et du roi, qui ne se sont achevées que par la destruction totale de l’abbaye de Port-Royal, y compris le cimetière, et la dispersion des dernières nonnes.
C’est justement par l’enlèvement des tombes en 1711 que commence ce roman à plusieurs voix, où se mêlent personnages historiques et imaginaires, des voix féminines en majorité et souvent à l’approche de la mort, des « femmes obscures » s’interrogeant sur les raisons du harcèlement subi par des gens qui ne représentaient aucun danger pour le pouvoir en place, ou si peu. Comme les hommes et femmes du « clan » Arnauld, ayant rejoint ce désert, devenu pour eux une « thébaïde », par dizaines. Pour eux, Port-Royal est profondément imbriqué dans leur histoire, c’est une affaire de famille ; ou comme Charlotte de Roannez, dont la famille n’approuve le choix d’entrer en religion. C’est une histoire d’oppositions, de volontés passionnées dans l’ombre de grandes figures, tels Antoine Arnauld ou Blaise Pascal. Ainsi, Françoise de Joncoux recopie et envoie en Hollande les documents échappés à la désagrégation du couvent, afin d’établir son histoire, tandis que Marie-Catherine Racine tente de reconstruire l’ambivalente biographie de son père. Et de se demander quelles ont été les motivations de ce père pour créer des tragédies si marquées par la passion amoureuse, pour abandonner ensuite le théâtre, pour faire partie de l’entourage de Louis XIV tout en ayant des sympathies discrètes envers Port-Royal, au point de vouloir être enterré dans leur abbaye, dernière provocation envers le roi et Mme de Maintenon, ou dernier acte libre.
Car Le Désert de la grâce pose la question intemporelle de la liberté, de la puissance des choix personnels face à un pouvoir intransigeant et néanmoins ambigu –les persécutions dureront presque un siècle, mais avec des moments de répit, souvent pendant des années-. De quoi donner l’image d’une conspiration fantôme, d’une fronde qui n’a jamais existé, d’un mirage qui définit pourtant toute une époque.
Le Désert de la grâce, Claude Pujade-Renaud, Actes Sud 2007
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