Art des natures mortes


Un récent billet de ce blog évoquant certaines des caractéristiques de ce genre pictural m’a donné le désir d’approfondir quelque peu le sujet de la nature morte. Le sujet est très ancien, -présent déjà à l’époque hellénistique et romaine, visible encore dans des mosaïques et des fresques -, il existe également des témoignages d’autres représentations d’aliments et d’objets inanimés ; ainsi, Pline l’Ancien raconte l’histoire des raisins peints par Zeuxis, de manière tellement réaliste que les oiseaux viennent les becqueter, mais aucune de ces œuvres n’a été conservée- ₁. Ainsi, depuis l’Antiquité, le réalisme minutieux et l’évocation de la vie quotidienne sont deux traits essentiels des natures mortes. Dans le contexte antique, la nature et la nourriture évoquaient la richesse, l’hospitalité d’une maison ou le passage des saisons.


Maison de Julia Felix, Pompéi

Toutefois, l’histoire de la nature morte, telle qu’on la connaît depuis quelques siècles, se déroule parallèlement à celle de la peinture sur chevalet. L’expression hollandaise stilleven (nature immobile ou inanimée, « vie silencieuse »), commence à se répandre dans la seconde moitié du XVIIe siècle, ainsi que les emprunts équivalents anglais ou allemands, still life et Stilleben. Auparavant, on désignait ces tableaux de différentes manières -« cose naturale », pour Vasari-, ou en décrivant le sujet ou sa symbolique –« vanitas », « choses sans mouvement ». La mode des natures mortes hollandaises au XVIIe siècle correspond à un moment de l’histoire des Pays-Bas, où les sujets religieux n’étaient plus d’actualité, car la fin de la domination espagnole et de la puissance catholique dans les Provinces-Unies avait signifié également la fin des commandes de l’Eglise aux peintres et l’intérêt de leur nouvelle clientèle s’était déplacé vers des sujets de la vie quotidienne, comme les scènes d’intérieur, les paysages et les portraits. Une peinture décorative, reflet d’un nouvel style de vie et de la curiosité envers des matières et produits luxueux, les fleurs exotiques ou les agrumes. La nature morte, c’est aussi la mise en scène des différentes étapes de la découverte du monde. On y trouve de la porcelaine chinoise, de l’ananas, du café et du chocolat…  En France, l’expression « nature morte » apparaît cependant seulement au XVIIIe siècle, dans le sillage de peintres comme Chardin –Diderot utilise le terme de « nature inanimée »- Bientôt, nature morte deviendra le mot spécifique pour désigner une représentation picturale de fleurs, légumes, fruits, vaisselle et instruments de cuisine, (en espagnol, d’ailleurs, le mot utilisé est bodegón, issu de bodega -cave à vins ou cellier-).
Au siècle suivant, les peintres impressionnistes offrent un renouveau au genre en explorant l’effet de la lumière sur les matières, les contrastes et affinités chromatiques. La nature morte reste un genre propre aux expérimentations, aux exercices de style, où la description d’une réalité brillante ou banale s’accompagne d’une symbolique aussi riche que mystérieuse.     

Jean Siméon Chardin. Nature morte au chat et au poisson

Comme le nu ou le paysage, la nature morte part souvent d’une volonté de reproduire une tranche de vie, de créer l’illusion du réel avec la profondeur nécessaire. Chaque objet est unique et montre à sa surface ses qualités matérielles (texture, velouté, accrochage de la lumière), mais aussi ses irrégularités et imperfections. Souvent, les fleurs ou les fruits sont mis en avant dans la lumière, avec un arrière-plan foncé ou noir. Réalisée d’après nature, la scène ne possède pas d’arrière-plan historique, et n’est pas issue d’un quelconque récit. L’innovation, dans ce genre, vient du traitement de la scène ou de la rareté des produits représentés. C’est ainsi que la nature morte chez Zurbarán est composée de vases et de cruches dans une atmosphère épurée, où le peintre semble évoquer les qualités du silence, de l’austérité, de la simplicité, tandis que chez un Jan Davidsz de Heem, les couleurs vibrantes et contrastées suggèrent l’abondance d’un âge d’or. La diversité des natures mortes concerne également le sujet : certaines sont composées uniquement d’animaux morts, gibier ou poisson, tandis que d’autres contiennent des éléments inhabituels : des instruments de musique, des échiquiers, voire des personnages, humains et animaux. Les cabinets de curiosités sont un bon exemple de cet éclectisme que peut offrir un sujet très spécialisé. Souvent anonymes, ces toiles présentent des collections d’objets rappelant l’histoire naturelle, des instruments de mesure, des antiquités, disposées sur des étagères en trompe-l’œil, dans ce qui était probablement un éloge de la connaissance à l’état brut, où les instruments scientifiques côtoyaient des objets en rapport avec des croyances populaires. La nature morte se diversifie. Au XVIIe siècle, Jacques Linard peignait des natures mortes aux coquillages et au corail, ou des allégories des cinq sens où il est question de poèmes chinois, partitions musicales et fruits dans une coupe. Les vanités sont aussi un genre proche de la nature morte, dotées d’un symbolisme très fort. À la fuite du temps correspond le sablier, tandis que le crâne évoque un memento mori, le caractère de tout ce qui finit. Même s’il s’agit de catégories différentes, vanités et natures mortes ont en commun la recherche des empreintes de la vie  dans ses aspects les plus fragiles et éphémères.

Jan Davidsz de Heem, Fruits et vase de fleurs


http://www.wikigallery.org/wiki/painting_224519/Jacques-Linard/The-Five-Senses 



      
1 Pline l'Ancien, Histoires naturelles, Livre XXXV, XXXV
http://www.agrobiosciences.org/article.php3?id_article=2799

Images: Wikimedia Commons

Commentaires

  1. Grand plaisir à lire votre billet sur ce genre mineur que j'aime depuis toujours. La nature morte pérennise une image construite du quotidien, qu'il soit riche ou pauvre, qu'elle soit simple ou chargée.
    Ces scènes silencieuses nous parlent de ce qu'on mange, de ce qu'on montre, de ce qu'on aime à regarder, de ce qu'on expose ou propose - de la vie à l'intérieur des maisons le plus souvent.
    J'aime aussi les retrouver dans un coin du tableau, table fleurie, plateau de thé, fruits, livres...

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  2. Superbe billet que je ne fais que survoler (je le relirai at home).. en vous espérant (0_°) "nature et vivante"! A tout de suite;-)

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  3. Très intéressant, merci d'avoir approfondi; tu es presque arrivée à me faire apprécier ce genre artistique dont les animaux morts, parfois sanguinolents, me rebutent.
    Il me semblait que le plus souvent ces tableaux dégageaient une impression de lugubre, de tristesse...je m'en vais les regarder d'un œil plus bienveillant!!!

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  4. @Tania, c'est cela. la nature morte classique et très réaliste a commencé à être dédaignée (comme le portrait)à partir du moment où la photographie a pris le relais dans la représentation des "tranches de vie".

    @Colo. J'ai la même impression négative, d'autant plus que les peintres de natures mortes avec gibier avaient toujours la manie de représenter des lièvres (moi, qui aime tellement les lapins et lièvres vivants, je n'aime pas les regarder), mais c'est un genre qui offre aussi de belles surprises, comme l'asperge de Manet.

    @Ambre: à moi de vous remercier pour cette superbe promenade :-)))

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  5. Si la "Vanité" est le substratum d'une nature morte et enterrée, que dire du tableau de Jan de Baen, datant de 1672 et exposé au Rijksmuseum, intitulé "Les corps des frères de Witt". Il représente ce qui reste des corps des deux frères après qu'ils aient été dépecés par les bourgeois de La Haye. Dans "La Tulipe Noire", Victor Hugo développe ce tragique fait divers à son idée, tout en attribuant une part de responsabilité à Guillaume III: celui-ci a fait fermer les portes de la ville pour empêcher Johan et Cornelis de Witt de se soustraire à la vindicte populaire. Les Hollandais sont-ils des gens aussi placides qu'on veut bien le dire ?

    A voir dans: http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Hollande

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  6. @ Inma : la promenade fut écourtée par l'horaire du bateau de retour... que vous avez failli rater par ma faute:)). La prochaine fois nous prendrons le funiculaire (0_°)!
    Nostalgie : le clapotis du lac la nuit me manque terriblement. Il me berçait...
    Pour en revenir à votre sujet : vous étiez bien "nature vivante".

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  7. Vous ne lui avez tout de même pas fait grimper le raidillon qui longe le funiculaire ?!?!

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  8. Mais non, nous avons pris ma voiture, et Inma ne voulait plus quitter le parc enchanteur, d'où le retard pour redescendre et je ne suis pas Fangio pour prendre les virages en descente:))
    Nous aurions dû prendre le funiculaire, je l'avais pris la veille; très exotique!

    Vous connaissez le "raidillon"? Hum! Il y a de quoi faire une attaque en arrivant au Royal non (0_°)? Je crois que le funiculaire ne fonctionne toujours pas en hiver mais seulement du 15 mai à septembre, et c'est gratuit!

    http://www.funimag.com/funimag24/Evian01FR.htm

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  9. Chers amis, me voilà de retour après un petit voyage agrémenté de magnifiques retrouvailles. 15 jours sans bloguer c'est évidemment trop, je vais donc de ce pas (ou plutôt de ce cliquetis de touches de mon clavier hello Kitty :-))))) écrire un nouveau billet qui paraîtra prochainement. Je continuerai avec la peinture, car c'est surtout ce que j'ai vu à Paris.

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  10. Bonsoir!
    merci pour d'avoir partagé cet article, super interessant!
    On a écrit aussi un article sur les grands peintres de nature morte, ravi pour vos opinions!
    https://blog.singulart.com/fr/2017/06/22/les-grandes-peintres-de-nature-morte-qui-ont-marque-lart/

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    1. Merci! C'est encore l'un des articles les plus lus de ce blog, des années plus tard. :-)

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