Frontières invisibles




A propos de Ici comme ailleurs, de Lee Seung-U et d’autres passionnantes futilités.

La petite ville de Sori nous est présentée comme un lieu oublié du reste du monde ; ancienne station thermale, c’est aussi lieu d’exil, qu’une géographie particulière prédispose à l’isolement. Et c’est là que le malheureux Yu débarque après avoir été muté par son entreprise, de façon arbitraire, pour développer un projet immobilier. Laissant femme et problèmes quotidiens à Séoul, Yu décide d’obéir, mais se trouve rapidement confronté à un microcosme hostile : son bureau est introuvable et il subit une série des agressions  –une femme vole son portefeuille, des jeunes marginaux détruisent sa voiture, il est agressé dans un bar…-, Certains lui conseillent de repartir à Séoul, d’autant plus que le prédécesseur de Yu au même poste semble avoir disparu.

 Mais Yu s’entête à y rester, ne serait-ce que pour obéir au mandat de son entreprise, ou, parce que, dépossédé de son argent et de ses papiers, il ne sait plus où aller, et surtout parce que Sori lui pose des questions essentielles auxquelles il voudrait répondre. Quel est le sens de la lumière que certains voient dans la montagne voisine ? Qui est le vieil homme qui construit des maisons éternelles à l’intérieur des grottes ? Pourquoi la ville semble quasiment abandonnée ? Pourquoi ces gens l’agressent-ils en toute impunité alors que d’autres tentent de le mettre en garde discrètement ? Les gens de Sori obéissent à une loi du silence dont Yu ignore l’origine, comme il ignore le sens des autres règles qui s’appliquent dans la ville. Tout lui est étranger. 

Il continue cependant sa quête improbable, dans une ambiance qui n’est pas sans rappeler -de loin- l’esthétique du western, avec des rues désertes, du vent qui soulève de la poussière, et des gens qui se terrent comme s’ils attendaient l’arrivée de celui qui va leur apporter la justice. Divine ? Probablement, car le roman de Lee Seung-U est traversé par des récits bibliques –l’auteur est d’ailleurs diplômé en théologie-, et la suite développe à la fois le thème du châtiment et celui de la fragilité inattendue des tout-puissants. Mais il y a également d’autres sources littéraires occidentales que l’on peut découvrir dans Ici comme Ailleurs : Camus, dont certaines œuvres sont citées explicitement, et bien entendu Kafka. Sori fait penser au Château, où l’arpenteur K. essaie dans succès d’entrer en contact avec les autorités du village qui est censé l’employer. On y retrouve le même délitement des règles, la même étrangeté dans l’atmosphère, et les mêmes frontières invisibles, comme s’il y avait quelque subtilité qui échapperait sans cesse au protagoniste perplexe ou démuni, quelque clé pour comprendre un monde dont le fonctionnement semble au départ absurde. 

Si la frontière entre un monde et l’autre –dans Ici comme Ailleurs, le monde rationnel et transparent de Séoul contre celui, opaque et imprévu de Sori- est invisible ou inconnue, elle n’est pas moins géographique, et la difficulté consiste à la tracer physiquement. Comme dans Le Château de Kafka, où le rôle premier de l’arpenteur K. est d’établir des limites, le travail de Yu a également à voir avec l’aménagement de l’espace, car il travaille pour un futur projet immobilier. Aussi bien Yu que K ont pour mission de bouger les lignes, au sens propre, mais ils restent constamment de l’autre côté la frontière, incapables  de la traverser pour des raisons mystérieuses. Comme chez Kafka aussi, l’option choisie par le personnage de Lee Seung-U sera l’organisation de la vie dans les marges de la frontière, tout un monde qui se développe autour de l’espace insaisissable.       


Lee Seung-U, Ici comme Ailleurs, traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Zulma 2012   

**********************************

Fibonacci, Fibo pour les intimes, est une lapine-lièvre âgée de cinq mois environ. Elle partage un clapier ouvert en toute saison, une maison qui lui est tout aussi ouverte et un grand balcon, clôturé, avec sa sœur Lièvre. Si le balcon est entouré d’une grille, c’est en raison de la passion de Fibo pour les promenades campagnardes et l’étrange habileté dont elle fait preuve lorsqu’elle a envie de sortir quand et où elle veut. La première clôture était en fil de fer souple et faisait un mètre de hauteur. Fibo n’a eu qu’à sauter et à se pencher pour passer par-dessus, aidée par son propre poids. La clôture a été élevée à deux mètres. La lapine a alors trouvé que, si l’on se baissait suffisamment à un certain endroit, on pouvait passer par-dessous la clôture, en la poussant avec son petit museau, ce qu’elle a fait. Cette deuxième fugue a entraîné la pose de pavés aux endroits critiques. Pour sa troisième fugue, Fibo a simplement réalisé un trou dans la grille, avec ses petites dents acérées, et sûrement aidée par sa sœur. Il y a eu un quatrième départ, en utilisant la deuxième technique, car, en nettoyant, l’un des pavés avait été déplacé, ce que la lapine n’a pas manqué de remarquer lors de son inspection quotidienne de la clôture.

Si vous avez lu jusqu’ici, vous pouvez vous demander : Pourquoi ne pas laisser définitivement partir Fibo, si c’est ce qu’elle souhaite ?

Tout simplement parce que Fibo revient toujours à son point de départ après ses balades, peut-être pour retrouver sa sœur, qui ne partage pas son goût de l’aventure, mais j’imagine aussi une autre raison. L’attitude de Fibo m’a fait encore réfléchir à la notion de frontière. La lapine, lorsqu’elle s’échappe, fait toujours un parcours identique (la rue, les maisons et jardins voisins ; lorsqu’elle se lasse, elle retourne au balcon, où elle tente de traverser la clôture dans l’autre sens). Le problème avec les frontières physiques est souvent leur invisibilité. Ce n’est pas que les frontières n’existent pas pour Fibo (on ne la retrouvera pas en gare de Sion), c’est qu’elle ne les place pas au même endroit que moi. Quelqu’un m’a suggéré de clôturer le jardin. Je pense que Fibo ferait exactement la même chose que sur le balcon : s’enfuir pour visiter l’ensemble de son royaume. Alors, à moins de clôturer le village pour que Fibo puisse sautiller en toute sécurité (à l’abri donc, des renards), je ne vois pas d’autre solution que de continuer à développer l’intelligence de ce charmant lagomorphe en lui soumettant des problèmes de plus en plus complexes et en l’accueillant à bras ouverts lorsqu’elle revient de ses promenades nocturnes ou diurnes.

Nier l’existence des frontières physiques a toujours été pour moi une absurdité ; il est cependant tout aussi absurde de leur reconnaître un caractère figé. La frontière évolue avec le temps, mais elle ne disparaît jamais, elle se déplace. Elle est invisible, mobile et subjective, mais, de temps en temps, on la rencontre, et on doit alors la reconnaître.


Commentaires

  1. A propos d'Asie, j'ai reçu des nouvelles de notre lapin chinois, qui se battait, il y a quelques jours, depuis sa fenêtre, contre un typhon gigantesque!
    Votre long billet, je le lirai plus tard... Le temps me manque ici et maintenant. J'aime déjà bien que vous passiez - par hasard?- de ma ville invisible aux frontières invisible. Nouvelle thématique à suivre...

    RépondreSupprimer
  2. Très jolie réflexion sur les frontières Inma, qu’elles soient visibles ou invisibles !
    MDR en lisant les tribulations de Fibo la futée… Certains lapins insaisissables de notre connaissance ;-) se sont échappés bien plus loin, ont traversé toutes les frontières !

    Je ne sais pas comment vous faites, mais à chaque fois vous me donner envie de tout lire, ce qui est frustrant car impossible, vu le temps dont je dispose !

    Un extrait d’ "Ici comme ailleurs" trouvé ailleurs sur la toile :
    « Sori, c’est un marécage, a prévenu la jeune prostituée. Plus on essaie d’en sortir, plus on s’enfonce. Ici, il est impossible d'être heureux. »
    Ce récit, de par l’ambiance autour de Sori, l’atmosphère étrange, le délitement des règles, semble glisser dans le fantastique… ce qui n’est pas pour me déplaire.

    RépondreSupprimer
  3. @PJR, merci pour les nouvelles. Je lui ai envoyé un mail hier.
    Rien n'est dû au hasard, mais à ma passion des villes et de leur exploration. En réalité, en lisant votre billet je l'avais rapproché de la discussion tenue ici sur Paris et Tokyo, le mille-feuilles selon l'heureuse expression de Géo, qui n'est pas illisible, mais qui demande des efforts de compréhension. L'idée d'une ville sous la ville me séduit, mais je n'avais pas pensé à ce genre de frontières, plutôt à celles qui se développent avec le mouvement centrifuge de l'évolution urbaine.

    @Absente, j'avais lu le roman parce qu'il me rappelait certaines nouvelles de Kafka. Et rien n'est plus mystérieux que les nouvelles de Kafka, cette plongée dans un monde dont on ignore les règles de fonctionnement. Par ailleurs, la lecture de Kafka peut être expériences des plus surprenantes dans l'apprentissage des langues étrangères. J'avais lu plusieurs de ses romans traduits en français ou en espagnol, mais lorsque j'ai lu enfin ses nouvelles en allemand j'ai trouvé un contraste extraordinaire entre la simplicité de la langue et la complexité du propos. Pour moi, cela reste l'idéal de l'expression littéraire.

    RépondreSupprimer
  4. "une expérience des plus surprenantes", impossible de modifier les commentaires sans les supprimer.

    RépondreSupprimer
  5. Mmmm! Je ne vois qu'une solution pour que vos lièvres et autre lapin (mais là c'est déjà trop tard) ne s'échappent plus : clôturer la Suisse:)))!

    RépondreSupprimer
  6. Excellent, Ambre :-)))) Je n'y avais pas pensé.

    RépondreSupprimer
  7. Seule une âme située hors de la Suisse pouvait avoir une telle idée !
    Mais... elle est déjà un peu clôturée, non ?

    RépondreSupprimer
  8. Moi je me demande ce que Fibo dirait si elle pouvait nous lire. Une suite lepucentrique serait amusante. Mais comment écrira-t-elle? Avec ses grandes oreilles trempées dans l'encre de Chine?

    Puisque les frontières supposent l'existence d'un territoire, Wiki propose une piste non négligeable dans la compréhension du lièvre (j'allais dire la "levrette" mais non, ce n'est pas le féminin de lièvre...):

    "Le lièvre est un animal territorial, qui se montre capable de déplacements significatifs (quand il n'est pas confronté à des obstacles importants)."

    Moralité: le grillage n'est donc pas un obstacle important.

    :-)

    RépondreSupprimer
  9. Et voilà ce que Fibo dit :

    http://www.acapela.tv/en/talking-card/WinterBunny/365ba89003fa9104b8d778e70c060ead50d58de0/

    Non mais! (0_°)

    (J'espère que ça va marcher le lien)

    RépondreSupprimer
  10. MDR Ambre. Je ne connaissais pas ce site, je vais pouvoir envoyer des gags à des amis, maintenant. Merci beaucoup.

    @Hommelibre. C'est exact, et d'ailleurs elle s'est un peu calmée à présent (mais c'est peut-être parce qu'elle réfléchit à une autre méthode). Je me demande si son désir de sortie était aussi motivé par la présence d'un beau mâle de son espèce dans les environs, mais je n'ai rien vu, ces bestioles sautillantes étant très discrètes. Enfin, si un jour elle a une portée de levrauts ou de lapereaux de garenne, on saura :-))

    @Absente, La Suisse clôturée? J'ai plutôt l'impression qu'on entre ici comme dans un moulin. C'est le pays le plus ouvert de tous ceux que j'ai visités. La proportion d'étrangers qui y travaillent ou étudient (voir la provenance des étudiants et chercheurs dans les écoles polytechniques) est énorme par rapport aux pays voisins. On y parle plusieurs langues et j'ai toujours trouvé les gens très ouverts et tolérants, c'est aussi mon expérience en tant qu'étrangère.

    J'aime beaucoup les anecdotes de la vie quotidienne parce que leur futilité est parfois trompeuse, c'est-à-dire que l'on peut saisir des choses importantes à partir de détails habituellement passés sous silence parce que considéré comme normaux ou insignifiants. Une de mes préférées est celle du local à lessive. Pour un espagnol, l'idée d'un seul lave-linge pour un bâtiment de dix appartements est invraisemblable, un peu comme si on lui demandait de partager sa cuisinière ou sa salle de bains avec les voisins! Ce qu'on appelle la "mixité sociale", je l'appelle plutôt la "promiscuité forcée". Alors, c'était peut-être plus économique de partager le lave-linge, mais lorsqu'il faut rester tout un dimanche à la maison parce que la machine est occupée toute la semaine par les autres locataires -et quand elle n'est pas occupée, vous êtes sûr de voir débarquer une voisine que vous reproche d'utiliser le local pendant son "jour de lessive"-... D'abord on se montre ouvert, compréhensif, tolérant etc. Mais au bout d'un moment, vous finissez par acheter un lave-linge pour vous-même. Voilà une frontière tracée, et c'est lorsque les frontières sont claires que l'on peut se montrer ouvert, compréhensif, tolérant etc...

    RépondreSupprimer
  11. Et ces randonnées Inma, même pas une tite photo?:)))

    RépondreSupprimer
  12. J'espère bien mettre quelques unes d'Anzère, on es allées à 2000 m et on s'est promenées dans la forêt. Je compte écrire d'ici demain un nouveau billet, je n'abandonne pas le blog, naturellement, bien que d'autres affaires m'en éloignent parfois.

    RépondreSupprimer
  13. Je trouve que c'est aussi une bonne nouvelle que d'avoir "d'autres affaires" en cours...
    A bientôt!

    RépondreSupprimer
  14. Je reviens ici aujourd’hui, je m’étais exilée à la montagne pour fuir la touffeur, là-haut j’ai "déconnecté" complètement, ça fait un bien fou, et puis ensuite à mon retour en plaine, d’"autres affaires" ;-) m’ont occupée…

    Pour la "Suisse clôturée", je n’en sais rien en fait. J’avais l’impression qu’une telle représentation pouvait exister, tout simplement. Il m’a souvent semblé que les pays du Sud et leurs habitants étaient vus comme plus ouverts et plus chaleureux… Mais là encore, c’est un cliché. Et je me méfie toujours des généralités. Dans tous les pays il y a des gens ouverts et d’autres qui le sont moins !

    Pour l’anecdote "lessive", c’est drôle, mais je me souviens que lors d’un séjour linguistique en Espagne (pas très fructueux d’ailleurs, l’apprentissage de l’italien étant alors trop frais), je partageais un appartement avec d’autres étudiants et il n’y avait qu’un lave-linge pour tout l’immeuble ! Bon ce n’était pas un immeuble de haut standing ;-). Ca n’avait pas causé de problème particulier.

    Pour revenir à quelque chose plus en rapport avec le billet, j’ai entendu récemment par hasard lors d’une conférence que Kafka parlait de "mots pouvant faire assaut contre les frontières" ! J’ai pensé à vous Inma.

    RépondreSupprimer
  15. Sans blague, mais je vois crois volontiers, parce que, justement, je n'aime pas trop faire des généralisations. Jusqu'à présent je connaissais le modèle "lave-linge chez soi" ou alors "pas de lave-linge du tout", comme dans les appartements où j'ai vécu en colocation, où il fallait faire sa lessive ailleurs :-)))

    Oui, les mots traversent les frontières, il suffit de regarder le grand nombre de mots français introduits dans la langue allemande au XVIIIe siècle, ou les faux amis franco-britanniques, encore plus drôle. Mais le fait de traverser des frontières suppose à la base qu'elles existent et qu'on ne peut pas en faire abtraction.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés