Sauve-toi!
À propos de
Sauve-toi !, de Kelly Braffet.
Le
rêve de la raison engendre des monstres est le titre d'une
gravure de Goya où un homme endormi, incarnation du penseur, du
peintre lui-même, partisan des Lumières, est harcelé par des
cauchemars prenant la forme d'animaux nocturnes comme des chats, des
chouettes et des chauve-souris à l'aspect menaçant. Réalisée en
1797, l’œuvre est une réponse désenchantée aux idéaux
révolutionnaires qui avaient débouché sur la Terreur. L'enfer est
pavé de bonnes intentions, dit-on, et les sociétés les plus
policées peuvent connaître des éclats soudains de sauvagerie et
des poussées obscurantistes, comme si la civilisation n'était qu'un
vernis fragile qui ne sert qu'à créer des fictions confortables. Et
c'est dans l'une de ces fictions -de moins en moins- confortables,
que se débattent les personnages de ce troisième roman de Kelly
Braffet, un récit noir peuplé de figures esseulées, obligées de
faire partie de telle ou telle communauté, de rejoindre un troupeau,
volens nolens. Les conséquences de pareille intégration dans
un quelconque camp du bien, dans ce qui est perçu comme raisonnable
ou souhaitable, ne peuvent être que néfastes.
Dans la
petite ville de Ratchetsburgh, banlieue de Pittsbourgh, Patrick
Cusimano traîne le poids d'une famille discréditée : un père
en prison après avoir accidentellement tué un enfant en roulant en
état d'ivresse, et un frère alcoolique avec lequel il partage la
maison où ils ont toujours vécu. Une existence faite d'inertie et
de résignation qui se complique lorsqu'il entame une liaison avec la
petite amie de son frère, et qui devient décidément ingérable
lorsque Layla, une adolescente plus ou moins paumée, commence à
s'intéresser à lui. Malgré leurs différences, Patrick et Layla
partagent le sentiment d'avoir dû payer pour les erreurs ou les
idées de leurs parents. Ceux de Layla dirigent un groupe de prière
et trouvent dans la religion une réponse à toute question ou
inquiétude. Mais leur engagement évangélique a fait de leurs deux
filles la risée et le bouc émissaire de leur lycée. C'est ainsi
que Layla a fini par se construire une apparence gothique et par
s'attacher à un groupe d'amis marginaux et violents, autant de
boucliers pour cacher sa faiblesse, tandis que sa sœur Verna
affronte quotidiennement les insultes et autres agressions des autres élèves, qui lui reprochent l'attitude hostile de son père envers
l'éducation sexuelle à l'école. De fait, le progressisme et
l'éducation sexuelle n'apparaissent ici que comme des prétextes
dont certains se réclament pour assouvir une envie de pouvoir ou de
domination, tout comme la religion... L'important est l'appartenance
à un groupe, le partage de ses codes (langage, vêtements, couleur
des cheveux), tandis que les récalcitrants subissent rejet et harcèlement.
Ce
communautarisme insidieux s'infiltre dans tous les domaines de la
vie. Les rêves d'avenir n'ont plus rien de personnel, mais
s'inspirent des modèles cinématographiques ou télévisuels, tout
comme la sexualité, les désirs ou les sentiments. L'imposture se
manifeste dans des détails grotesques, comme la mauvaise qualité
des « bagues de virginité », la naïveté des parents
prétendument stricts ou le sadisme caché sous l'apparence
innocente des filles les « plus populaires du lycée ».
Le mensonge, inhérent à l'utopie et aux hantises de perfection, est
omniprésent au sein de ces petits groupes qui se livrent une
concurrence acharnée, jusqu'à ce que tous les personnages, Layla,
Patrick, Verna, ne se voient, un peu malgré eux, entraînés dans un
cycle de violence. Le grégarisme et la promiscuité viennent
facilement à bout des idéaux de pureté ou de fonctionnement
rationnel d'une famille ou d'un groupe, développant la bêtise et la
folie, ces monstres tapis dans la normalité. Le vocabulaire de la folie est d'ailleurs souvent utilisé pour décrire les effets de ces éducations soit excessivement laxistes, soit uniquement basées sur de nombreux interdits. Dans ce sens, le roman
montre une vision assez pessimiste des sociétés contemporaines, et
le titre français, qui peut être lu également comme « Va-t-en »
est particulièrement bien choisi. Il faut bien s'en aller pour se
retrouver, et pour se débarrasser des étiquettes.
Sauve-toi !,
de Kelly Braffet, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sophie
Bastide-Foltz. Éditions du Rouergue 2015
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