Nous l'appelions Em
À propos de
Nous l'appelions Em, de Jerry Pinto
Les
fragments d'une vie de famille inhabituelle, parce qu'éprouvée par
un trouble difficile à comprendre, la bipolarité, sont ici
rassemblés dans un récit qui prend de multiples directions. Il y
est question de maladie psychique, de traumatismes liés à la
pauvreté et l'exil, de conservatisme social qui laisse peu de place
aux aspirations personnelles, d'amour et de maternité. Au centre de
cette histoire, le personnage d'Imelda, surnommée Em par ses
enfants. Em habite un quartier modeste et tranquille de Bombay, avec
son mari Augustin, dit Monsieur Hmm, et ses deux enfants, le
narrateur et Susan, qui commencent leurs études universitaires.
Augustin gagne bien sa vie, aime sa femme, mais celle-ci est atteinte
d'un mal étrange, qui la fait osciller entre la lucidité et le
délire. Em est tour à tour qualifiée de bipolaire, ou de
maniaco-dépressive, mais elle-même se définit comme « folle ».
Cependant, rien n'est davantage flou que ces étiquettes, qu'elles
soient savantes ou injurieuses, et le rôle du narrateur sera de
s'intéresser à ses racines familiales pour tenter d'expliquer la
souffrance qui les frappe tous et qui modifie leur perception du
monde.
Sa
recherche est éparpillée, autant dans la chronologie que dans les
thèmes, aussi désordonnée que la vie quotidienne d'Em et les
siens. Les dialogues sont nombreux ; ils soulignent les phases
euphoriques d'Em, lorsqu'elle ne tient pas en place, et raconte des
histoires scabreuses portant sur des méthodes contraceptives
surannées, sur sa vie sexuelle et sur ses rêves brisés. Parfois, le
discours est parasité par des idées fixes, des jeux de mots, des
répétitions ou des digressions, et surtout par une constante
impression d'étrangeté issue de la façon distanciée dont Em
s'adresse à ses enfants, comme s'il s'agissait de deux adultes
qu'elle vient de rencontrer.
Les
conversations avec Em pouvaient ressembler à des déambulations dans
une ville inconnue, où tout chemin emprunté était susceptible de
bifurquer brusquement, vous entraînant avec lui. Il fallait sans
cesse s'efforcer de retrouver la route principale si on espérait
arriver quelque part. (pp. 36-37)
Le
narrateur ne s'arrête pourtant pas aux bizarreries de langage d'Em
-qui sont par ailleurs mises en corrélation avec d'autres questions,
comme le plurilinguisme et le mélange culturel dans lequel ils
baignent en permanence. Il veut en savoir plus en interrogeant son
père, en lisant les lettres qui racontent la jeunesse de sa mère.
On découvre ainsi la migration, le déclassement, l'adaptation pas
toujours simple des familles originaires de Goa à la société
indienne. Tous les personnages sont catholiques, et la religion joue
un rôle essentiel dans leur comportement, avec un catholicisme
mâtiné de coutumes locales. Em est issue d'une famille appauvrie, chassée de Birmanie par la guerre. Dès son adolescence,
elle devient le seul soutien financier pour ses parents, et ne se
marie qu'après des fiançailles longues de douze ans. Le milieu
assez puritain où les jeunes filles sont élevées -cette partie du
roman se déroule pendant les années 1950-1960- tient plus du cocon
que du carcan. La jeune Imelda est heureuse en tant qu'enseignante
dans une école tenue par des religieuses, elle le sera plus tard
également dans une relation chaste avec son fiancé. Il n'est pas
question de violence ou de mariage arrangé, mais, en revanche, la
liberté individuelle est lentement mais sûrement grignotée, par
des convenances qui semblent anodines, voire bienveillantes au
départ, mais qui finissent par créer une prison où les gens se
laissent volontairement enfermer -comme le fait de se marier ou
d'avoir des enfants « parce que tout le monde le fait »-.
Si le narrateur explore ce passé, c'est aussi pour connaître le
moment précis où les premiers épisodes dépressifs, annonciateurs
de la maladie d'Em ont commencé à se manifester, leur possible
rapport avec un passage à l'âge adulte où la liberté de choix a
manqué, ce qui met en lumière la situation de perplexité et
d'incompréhension dans laquelle peuvent se retrouver les proches
d'une personne atteinte de ce que la médecine du XIXe siècle
appelait la « maladie circulaire », qui alterne des
périodes d'exaltation avec des phases de profonde dépression.
Dans ce
contexte, les enfants acquièrent rapidement des réflexes et des
comportements adultes, comprenant la fragilité de l'un de leurs
parents, mais la suite est forcément triste, car Em connaîtra
l'inefficacité des médicaments, les séjours en hôpital
psychiatrique et même les électrochocs. Les hésitations et les
tâtonnements de la psychiatrie correspondent à ceux de l'entourage,
et il faudra la rencontre avec un médecin davantage compréhensif
pour que la famille se voie peu à peu délivrée du sentiment de
culpabilité, et pour que l'état d'Em s'apaise enfin.
Nous
l'appelions Em, de Jerry Pinto, traduit de l'anglais (Inde) par
Myriam Bellehigue, Actes Sud, 2015
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