Stendhal à Florence

J'étais déjà dans une sorte d'extase, par l'idée d'être à Florencce, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais, pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de coeur, ce qu'on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.

Ces lignes sont extraites de Rome, Naples et Florence, suite de récits de voyages que Stendhal consacra aux grandes et petites villes italiennes en 1817, et dont le texte enrichi et remanié parut en 1827. Entre ces deux dates, il y a eu De l'amour, ouvrage qui recueille, théorise, interprète dans une somme multiforme toute la complexité des liens que l'écrivain entretenait avec le pays qu'il avait choisi comme patrie esthétique et intellectuelle.
Les villes italiennes que Stendhal découvre sont annoncées avant d'être vues. Elles ont déjà une existence sur le papier, une réalité aussi bien historique que littéraire dont les différentes chronologies se superposent en montrant les préférences de l'auteur : Je ne puis me le dissimuler, j'ai de l'amour pour le Moyen Âge de l'Italie. Avant d'être une ville moderne (ce que Stendhal déplore, dans d'autres villes, comme un signe de décadence) Florence est un lieu poétique où se croisent Dante, Boccace, Pétrarque. Santa Croce abrite le tombeau de Michel Ange et celui de Machiavel, parmi d'autres. Dans ce contexte de rapprochement, d'identification avec l'histoire, la ville devient un lieu connu avant d'avoir été réellement visitée : Enfin, les souvenirs se pressaient dans mon coeur, je me sentais hors d'état de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d'une femme qu'on aime. Aussi, la connaissance de la ville ne se limite pas à aux écrits ; elle est faite de dessins, de gravures et de descriptions d'architecture, qui vont permettre au voyageur de s'approprier l'espace, au sens où, n'ayant besoin de guide, il peut s'orienter dans les rues comme n'importe quel Florentin : J'ai si souvent regardé des vues de Florence, que je la connaissais d'avance.
Cet espace théorique, et pourtant si profondément vivant et concret (le décor contemporain est bien là, avec le théâtre et les réflexions sur l'opéra, les salons, les lieux de promenade et les premiers touristes), représente pour Stendhal le pays idéal de la passion amoureuse. Chaque ville devient le jardin clos où se dévéloppe un caractère unique, que Stendhal attribue à l'héritage civilisateur de la fin du Moyen Âge. Un caractère fait de sincérité et de fierté, opposé à la froideur du caractère français, seulement occupé du respect des convenances. Lorsqu'on lit ces textes, on retrouve les premiers éléments de ce qui deviendra plus tard la théorie de la cristallisation dans l'importance que l'auteur accorde à l'influence du lieu, et de la sensibilisation par l'expérience artistique dans le déclenchement de la passion amoureuse.

18-06-07

Commentaires

  1. Oui, il y a comme une essence de cristal, une forme immatérielle qui brille dans l'air, en quelque sorte, c'est Florence, et pour Stendhal, les Italiens sont en relation intime avec cette forme merveilleuse.

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  2. Ce que vous dites là des villes "annoncées avant d'être vues" rappelle l'expérience de Freud sur l'Acropole. Lui aussi avait rêvé longtemps avant de faire le voyage! Simplement, le choc de la rencontre s'est révélé transitoirement trop dur pour lui, révélant selon son interprétation toute l'ambivalence qu'il entretenait avec les pères de la civilisation comme avec le sien propre.

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  3. Le choc de la rencontre révèle également la distance entre la fiction et la réalité. Cette distance est surtout une question d'économie de tout un tas de détails complexes qui gêneraient dans un contexte romanesque ou dramatique. Les détails réapparaissent parfois dans les récits de voyage, c'est cela qui les rend ennuyeux...

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  4. Nietzsche tient Stendhal pour le dernier des grands psychologues français.
    La description de Besançon dans le Rouge et le Noir est assez éloignée de l'enthousiasme au sujet de Florence.

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