Un tableau : "Carnation, Lily, Lily, Rose", de John Singer Sargent (1885-86)


Un tableau : Carnation, Lily, Lily, Rose, de John Singer Sargent (1885-86)

Le titre, une suite de noms de fleurs, emprunte le refrain d'une chanson populaire : "A wreath around her head, around her head she wore, Carnation, lily, lily, rose" (1), où il est question d'une beauté portant une couronne faite d’œillets, de lys et de roses. Ce sont aussi les fleurs que l'on voit éclore dans ce jardin vespéral. Le tableau, l'une des rares œuvres de John Singer Sargent, où le sujet est traité à la manière impressionniste, en plein air, est un portrait de deux petites filles en train d'allumer des lanternes chinoises. Il s'agit d'une scène plaisante, de jeu et de féerie, une sorte de lieu et de temps idéaux de l'enfance.

Après le scandale provoqué par le Portrait de Mme X, en 1884, qui avait nui à la réputation du peintre et fait s'éloigner la clientèle raffinée qui lui commandait jusqu'à alors des portraits, Sargent avait quitté Paris, et la France, pour s'installer en Angleterre. A partir de 1885, Sargent avait fréquenté, pour de longues périodes, surtout en été, la colonie d'artistes de Broadway, dans les Cotswolds. « Découvert » par William Morris quelques années auparavant, le village de Broadway, qui avait l'allure d'un petit paradis rural, était devenu dans les années 1880 un lieu de villégiature artistique prisé, notamment grâce à l'illustrateur d'origine américaine Francis Millet, qui y avait acheté et restauré une propriété du XVe siècle, nommée Abbot's Grange, où se retrouvaient des peintres comme Sargent, Edwin Abbey ou Alfred Parsons, ainsi que des écrivains comme Robert Louis Stevenson et Henry James. D'après les témoignages et les souvenirs des uns et des autres, le style de vie à Broadway était intellectuellement très stimulant et propice à l'inspiration (2). Ainsi, le motif des lanternes chinoises avait surgi lors d'une excursion en barque le long de la Tamise, en compagnie d'Edwin Abbey, où Sargent avait remarqué de semblables décorations suspendues aux arbres et aux buissons. Les jeunes modèles étaient Dorothy et Polly Barnard, âgées de onze et sept ans respectivement, les filles de l'illustrateur Frederick Barnard. Au début, Sargent avait mis dans ce décor la petite Katharine Millet, qui était la fille de son hôte, Francis Millet, mais il avait changé d'avis en raison de la couleur des cheveux des enfants Barnard, plus claire, qui convenait mieux à sa composition. Le tableau fut exécuté en différentes étapes, entre l'automne 1885 et l'été 1886, un rythme de travail particulier, dû aux conditions climatiques et de lumière que le peintre cherchait à reproduire exactement en peignant quelques instants chaque soir.

Carnation, Lily, Lily, Rose représente la croisée de différents mondes picturaux. Si les portraits de Sargent, y compris ceux qui mettent en scène des enfants, possèdent bien une gravité toute espagnole, qui renvoie à ce qui est toujours en arrière-plan de son œuvre, à savoir l'influence du Greco et de Velázquez (3), il ne sera question ici, en principe, que de légèreté, de douceur et de clarté, voire de célébration de l'éphémère, comme ces lampions faits en papier, et contenant une bougie, destinés à se consumer et à disparaître, ou comme la floraison du jardin, qui finira par se faner. Pourtant, s'il n'y a pas d'austérité, il y a bien un écho hispanique dans la façon dont les nuances de blanc des robes ressortent, précises, dans ce paysage vaporeux.

Mais au Siècle d'Or espagnol se superpose l'impressionnisme. Le choix de l'endroit, une roseraie bordée de lys, y est pour quelque chose. Les peintres impressionnistes aimaient  peindre en extérieur, afin de recréer d'infimes et surprenantes variations de lumière. La figuration de l'objet et du personnage se fait désormais par le biais de l'ombre et du reflet. Des Nymphéas de Monet aux jardins de Renoir, la profusion de couleurs et l'impression de mouvement créée par les contrastes offrent une dimension qui se veut unique : la mise en scène d'une saison ou d'un moment de la journée ; la lumière fait ainsi partie du sujet. Dans ce tableau, les ombres grises et bleutées enveloppent les personnages et les objets ; elles dessinent l'heure de la journée, ce qui ne va plus être dans quelques instants. Elles font également apparaître une savante combinaison de reflets blancs, roses et orangés. La perspective en légère plongée suggère un regard extérieur, qui semble en même temps exclure l'observateur du monde secret du jardin, et des jeux et activités qui s'y déroulent. Le caractère fermé de la roseraie est accentué par la présence de fleurs dans tous les espaces entourant les enfants, et dans l'absence d'ouvertures ou d'autres éléments architecturaux. Une telle apparence n'est pas sans rappeler un motif souvent employé dans la peinture préraphaélite, qui pourrait être à son tour un écho de la tradition médiévale des « mille-fleurs ». Probablement polysémique, le tableau de Sargent n'apparaît pas moins, au premier regard, simplement comme une évocation de la fraîcheur et de l'éphémère. Dans tous les cas, son succès servit à relancer la carrière de l'artiste, et fut acheté plus tard par la Royal Academy.

Inma Abbet



Notes

(1)


(2)


(3) Comme dans Les Filles d'Edward Darley Bolt, où l'on trouve un mélange de jeu enfantin et de mélancolie adulte ; ou comme dans ces deux autres portraits :

Portrait de Beatrice Goelet

Portrait d'Edouard et Marie-Louise Pailleron, 1881:



A propos de ce tableau :


John Singer Sargent, Carnation, Lily, Lily, Rose (1885-1886), Londres, Tate Gallery



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