Un tableau : Les filles d'Edward Darley Boit, de John Singer Sargent
Un tableau : Les filles d'Edward
Darley Boit, de John Singer Sargent
Depuis son séjour à
Madrid en 1879, où il avait copié certains tableaux exposés au
Musée du Prado, le style et les thèmes de John Singer Sargent
montraient l'influence de la peinture espagnole, des portraits du
Gréco aux complexes compositions de Velázquez. C'est à ce dernier,
et aux Meninas, que Sargent s'est surtout intéressé pour
l'un de ses plus célèbres portraits de groupe, « Les filles
d'Edward Darley Boit », peint à Paris en 1882 et intitulé
d'abord « Portraits d'enfants », où l'on découvre
quatre sœurs : Julia, Mary Louise, Jane et Florence âgées de
quatre à quatorze ans, dans un intérieur à la fois luxueux et
étrangement vide. Les enfants sont les filles d'Edward Boit,
lui-même artiste et ami de Sargent. Boit, un « Américain
cosmopolite » menait à Paris la vie que tant d' expatriés
affectionnaient à cette époque, celle que l'on retrouve dans les
romans de Henry James ou d'Edith Wharton, où ils sont nombreux à
voyager en France et en Italie et à se plaire au milieu d'une
société raffinée et éprise d'art européen. On ne sait pas si le
tableau était à l'origine une commande de Boit, ou une suggestion
de Sargent. Dans cette œuvre, on peut voir des allusions aux Siècles
d'or espagnol et hollandais dans la curieuse et asymétrique
représentation de la scène et des personnages.
Le décor est
l'appartement de la famille Boit, avenue de Friedland. Un cadre
réaliste, où l'on dirait que les jeunes filles ont été surprises
au milieu d'un jeu, pour un agencement pour le moins inhabituel. Il
n'y a pas de hiérarchie des âges, ou d'ordre dans la présentation
des enfants. Elles sont montrées dans des attitudes et positions
distinctes, assez éloignées les unes des autres. La plus jeune
d'entre elles, Julia, est assise sur un tapis et tient une poupée.
Deux vases japonais décorés en bleu, d'une taille bien plus grande
que celle des jeunes filles sont disposés dans deux coins de la
pièce -actuellement, ayant été donnés par les héritiers des
Boit, ils sont visibles de chaque côté du tableau, au Museum of
Fine Arts de Boston-. En dehors de ces objets et d'un paravent rouge,
il n'y a qu'un tapis bleu clair et brun qui couvre le parquet. Pas
d'autres meubles pour ce lieu qui ne semble pas avoir d'affectation
particulière ; il s'agit peut-être d'une salle de classe, ou
de jeux, ou d'une antichambre, car l'espace s'ouvre au centre vers
une partie de la maison qui reste quasiment invisible, où est placé
un meuble surmonté d'un miroir, et deux autres vases bleus, de
petite taille. La lumière reflétée dans la glace, et dans la
surface brillante de la porcelaine, crée un effet de profondeur, et
c'est là l'un des motifs qui renvoient aux Meninas.
Dans le tableau de
Velázquez, il y a plusieurs plans marqués par des lumières
d'intensité différente. Les personnages sont éclairés par une
fenêtre qui se trouve à droite, hors-champ. Le fond, avec le
plafond et le mur aux peintures accrochées -incluant un portrait du
couple royal- et la porte ouverte sur un escalier, restent plongés
dans une pénombre grise et brune ; mais cette opacité est
brisée par la clarté qui vient de l'escalier. Les points de vue sur
le palais, sur l'infante et sa suite, sur le peintre et sur d'autres
membres de la cour sont multiples. On voit à la fois les personnages
et leur environnement, et même au-delà de ce dernier. La moitié
supérieure du tableau est occupée par le vide opaque du mur et du
plafond, tandis que la luminosité, les contrastes et les textures
-tissus des robes et des habits, chevelures et fourrure du chien - se
concentrent dans la partie inférieure. Les plans s'emboîtent les
uns dans les autres et forment un ensemble cohérent, lié par une
atmosphère perceptible par le spectateur- Velázquez avait la
réputation de savoir « peindre l'air ».
Transposé dans un
élégant appartement parisien, le monde austère et grave de la cour
d'Espagne à l'âge baroque devient, chez John Singer Sargent, un
foyer confortable, peuplé d'enfants espiègles, mais solitaires. Au
lieu de la raideur de robes à paniers, on trouve des tabliers
légers, dont la blancheur contribue à singulariser les personnages
et leur dynamisme au milieu de tonalités plus ternes. La
ressemblance avec les Meninas est davantage dans ce qu'on
devine de l'espace laissé dans l'ombre, et ce que cette ombre
projette sur ceux qui évoluent au premier plan. Trois des jeunes
filles regardent le peintre, situé en dehors de la scène, tandis
que la plus âgée des sœurs se tient de profil, appuyée contre
l'un des vases. Dans leurs attitudes, elles peuvent également
représenter les premiers âges de la vie, avec l'enfant encore
attachée à sa poupée, la petite fille debout, à l'air
observateur, et les deux jeunes filles à l'arrière-plan, qui
entrent lentement dans le monde de l'adolescence, avec ses mystères
et ses conversations secrètes.
Inma Abbet
The Daughters of Edward Darley Boit
John Singer Sargent, 1882
Huile sur toile, 222.5 x 222.5
Boston, Museum of Fine Arts
Las Meninas - Diego Velázquez - Museo del Prado, Madrid
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