La direction du regard
La rétrospective que la Fondation de l’Hermitage consacre à Edward Hopper (1882-1967) regroupe quelques-unes des œuvres parmi les plus significatives du peintre réaliste américain, allant des tableaux inspirés par ses voyages en Europe aux aquarelles où l’on voit des chalutiers ou des ponts, en passant par des gravures et des dessins ayant précédé les compositions subtiles et complexes de paysages citadins et campagnards qui ont longtemps façonné l’imaginaire de nombreux cinéastes.
Les critiques ont souvent mis l’accent sur les personnages solitaires des tableaux d’Edward Hopper, sur leur regard mélancolique, perdu dans une lumière matinale ou crépusculaire. Le mystère de ces chambres austères, de ces moments d’attente figée, éveille de nombreuses suggestions, mais résiste en réalité à toute interprétation, et cela fait précisément son charme. Le caractère énigmatique de ces personnages est révélé par leur condition de quasi-intrus dans une atmosphère où le jeu des lumières, le dialogue entre la nature et les traces de la civilisation, les éléments architecturaux et géométriques forment un environnement si fascinant par lui-même que toute scène dramatique paraîtrait dérisoire sans la solennité du non-dit, sans la tristesse suggérée par l’isolement. Les figures humaines s’inscrivent ainsi dans un contexte allégorique, car elles dévoilent un paysage intérieur, miroir du paysage extérieur ; on trouve là un thème représentatif de l’art romantique, enrichi de nostalgies parisiennes et de tableaux audacieux d’un monde industrialisé, curieusement dépeuplé. Car il est souvent question, dans l’œuvre de Hopper, de moments de répit, d’arrêts des machines, de cités endormies, saisies à des moments de la journée où l’élément artificiel semble avoir poussé là naturellement, grâce à la lumière.
Les personnages occupent de cette manière tout l’espace disponible, tout en évoquant, paradoxalement, l’absence et le vide, à travers un regard qui disparaît dans l’horizon ou à travers un visage à contrejour, caché par des cheveux, vu dans la pénombre d’un cinéma ou d’un café. Les dessins qui ont servi de base aux tableaux, et qui les accompagnent dans cette exposition, montrent l’importance de l’attitude que le personnage devait évoquer, les sentiments suggérés par certains gestes auxquels l’histoire de la peinture offre de nombreux échos, tout en gardant l’aspect unique de l’expérience individuelle dans sa banalité quotidienne. Dans « Sheridan Theatre », la femme vêtue d’une jupe rouge penchée sur la balustrade représente une perspective à peine esquissée, mais qui s’avère surprenante pour le spectateur déjà pris dans la courbe limpide du plafond et les lumières rougeoyantes entourant un centre plongé dans l’obscurité. Comme si la signification de ce tableau était entièrement contenue dans la direction d’un regard invisible.
Lumière froide, comme le néon dont abuse David Lynch. Tableaux en forme d'instantanés de moments qui furent, rejoués par les mêmes acteurs jusqu'à l'usure: avez-vous remarqué comme les couples paraissent âgés ?
RépondreSupprimerJ'ai juste remarqué que les couples (et les individus) paraissent fatigués, comme s'ils avaient été photographiés après une journée de travail. Cela correspond aussi aux moments du jour ou de la nuit qui y sont représentés, comme dans les photographies d'Eugène Atget.
RépondreSupprimerhttp://www.google.ch/images?hl=fr&q=atget&um=1&ie=UTF-8&source=univ&ei=Y7FOTLOODaKION3b-MkC&sa=X&oi=image_result_group&ct=title&resnum=1&ved=0CCwQsAQwAA&biw=1259&bih=580
A propos de regard, avez-vous vu celui que Christina jette sur son monde ?
RépondreSupprimerhttp://www.moma.org/collection/browse_results.php?object_id=78455
Reparlerons-nous un jour des peintres, poètes et compositeurs américains injustement méconnus sur ce continent?
Vous avancez sur mon sujet Rabbit! Ma première idée c'était précisément d'évoquer les personnages d'Andrew Wyeth, mais cela aurait mérité un développement séparé. J'avais vu "Le monde de Christina" à dix ans, dans une encycloédie sur les musées américains, et il me facine depuis cette époque. Aussi, parmi les tableaux de Wyeth, un de ceux qui me paraissent le plus mystérieux est celui-ci, parfait dans la récréation d'une atmosphère:
RépondreSupprimerhttp://www.artinthepicture.com/blog/wp-content/uploads/2007/11/wind.jpeg
Gigantesque! Je suppose qu'il doit gratter la peinture pour obtenir cet effet "délavé" (fading).
RépondreSupprimerInma, je suis allé voir cette exposition, et globalement, il m'a semblé qu'il y avait une attente de la source de la lumière, et en même temps une inquiétude, une crainte que cette source soit pur néant, que la lumière soit vide. Dans le "Sheridan Theatre", les sources de clarté sont magiques, de façon assez décisive, à mon avis, mais elles restent plutôt opaques, obscures, ambiguës. L'atmosphère est effectivement proche des films de David Lynch, comme le dit notre ami, mais c'est aussi parce que Lynch a d'abord fait des études de peinture, et qu'il a toujours été un grand admirateur de Hopper, et de son mélange ambigu d'attente mystique et de scepticisme. Cela dit, dans les films de Lynch, on trouve finalement des manifestations plus claires et plus décisives de la "source de lumière". J'en reparlerai, à l'occasion, sur mon blog. Comme personnage privé, plus qu'à Lynch, Hopper m'a fait penser à Lovecraft, également un digne Américain qui préférait les figures classiques aux nouveautés, et n'arrivait pas à fréquenter durablement les artistes de son temps.
RépondreSupprimerLovecraft n'était pas le conservateur figé qu'a voulu en faire certain biographe. Il a une culture encyclopédique, touchant même à des sujets nouveaux pour son temps. Il a tracé de lui-même un profil psychologique sans complaisance, par l'intermédiaire d'un ou deux personnages sur lesquels il s'est plus longuement attardé dans ses contes. Tout comme son presque contemporain Conan Doyle, Lovecraft affiche un conception plutôt aristocratique de la société, courante à leur époque, mais toutefois moins arrogante que ce qui se dégage de "Sherlock Holmes".
RépondreSupprimerSans doute. Mais il avait en commun avec Hopper d'aimer beaucoup la Nouvelle-Angleterre traditionnelle, les maisons anciennes, de type européen, ou colonial, dont il faisait des descriptions circonstanciées et admiratives. Lui aussi s'était marié tard, avec une dame qui fréquentait les artistes et les écrivains, et d'ailleurs, il a rapidement divorcé. Il vivait d'une façon putôt retirée, quoique pas à New York. Sur le plan philosophique, d'après ce que j'ai compris de Hopper, ils avaient aussi des points de convergence. Tous les deux peignaient un monde vide, désert. Et sinon, sur le plan formel, Lovecraft défendait une voie assez traditionaliste, par exemple dans sa poésie. Sur le plan politique, il a défendu Roosevelt qui essayait de rétablir la situation, mais globalement, il regrettait l'ancien monde, comme une cité idéale créée de toutes pièces par les premiers colons, ou il regrettait leur rêve, brièvement matérialisé par leurs constructions aristocratiques et élégantes. Pour lui, son temps était en pleine décadence. J'ai lu abondamment sa correspondance, celle parue en anglais, et jusqu'au bout, il a méprisé l'idée de progrès, et défendu le modèle anglo-saxon, qu'il pensait hérité de celui des anciens Romains, c'est à dire le désir de créer une cité idéale et morale, aristocratique, réservée au fond à une élite. Jusqu'au bout, le rêve mussolinien a trouvé en lui un défenseur de principe. (Il est mort en 1937.) Il était quand même un peu réactionnaire, à mon avis.
RépondreSupprimerEffectivement, il fait souvent des allusions à l'Angleterre, en posant des "demeures datant du roi George" dans le décor de ses récits. En opposition aux taudis bordant la mer, peuplés de créatures innommables.
RépondreSupprimerQuant au rêve Mussolinien, qui n'y a pas été sensible en 1937 ? Pour ma part, je n'y ai échappé qu'en naissant 11 ans après...
Eh bien, moi, personnellement, le rêve de la cité parfaite, en ce monde, sur terre, je ne l'ai pas vraiment fait beaucoup, j'ai toujours pensé que la cité idéale était dans le ciel, ou n'était pas. Je me sentais plus proche, en fait, des Bretons rêvant d'Avalon, l'île des fées, que des Romains se rêvant dieux du monde. Question de tempérament, sans doute.
RépondreSupprimerAssurément, il y a des erreurs à ne pas commettre. Mais je suis aussi persuadé que dès qu'une majorité partage le même rêve, cela ne peut finir qu'en catastrophe. C'est la nature humaine.
RépondreSupprimerJe serais plus optimiste, en fait, un peu comme Teilhard de Chardin : pour moi, quand plusieurs hommes partagent un rêve réalisable, il peut se réaliser. Mais je ne pense réellement pas qu'on puisse réaliser, même avec des moyens prodigieux, la cité idéale sur terre ! L'énergie issue de l'union ne trouvant pas à se matérialiser, elle crée des catastrophes, je dirais. Enfin, c'est ma façon de voir.
RépondreSupprimerMerci pour vos commentaires ! J’essaierai de répondre de la façon la plus complète possible :
RépondreSupprimerSur la lumière, d’abord. Dans les tableaux de Hopper, l’architecture me paraît très importante, par rapport à un découpage géométrique de l’espace, qui laisse également apparaître des espaces délimités par la lumière. Les perspectives audacieuses rendent déjà cet espace inoubliable. S’il y avait plusieurs personnages, ou si une scène reconnaissable ou frappante du point de vue dramatique avait lieu, le regard du spectateur se focaliserait plus sur eux que sur l’environnement. A mon avis le message (est le mystère) suggéré par ce vide et cette lumière froide est global, comme dans le tableau de Giorgione « La Tempête », qui ouvre la voie aux interprétations les plus diverses. Dans le cas des personnages de Hopper, on regarde ailleurs celui qui regarde ailleurs, et je ne pouvais éviter cette impression de mise en abyme à l’exposition, un peu comme dans le récit de Julio Cortázar « Axolotl ». Il semble d’ailleurs que les Hopper avaient l’habitude d’inventer des histoires ou des qualités liés à ces personnages.
Ensuite, à mon grand regret, je ne connais guère l’œuvre de Lovecraft. Parmi ses œuvres, je n’ai lu qu’un roman où il était question d’hommes-grenouilles (au sens propre) ou hommes-poissons vivant dans un village côtier. C’était sinistre, mais passionnant. A l’époque je lisais beaucoup les contes de M.R. James, qui mettent en scène aussi une fascination pour le passé qui se révèle dangereuse. Je vous remercie de parler de Lovecraft. Il est à situer dans le contexte artistique américain de l’entre-deux guerres, où le modernisme n’est pas vraiment défini, où plusieurs tendances comme le réalisme ou le régionalisme offrent des interprétations critiques de la ville et de l’idée de progrès.
Pour finir, je partage l’avis de Rémi sur la cité idéale. Il m’a toujours paru absurde de vouloir un lieu parfait peuplé d’êtres imparfaits. Cela me fait penser aux livres et revues d’architecture d’intérieur. Ces espaces si purs, si parfaits n’auraient d’autre vocation que de rester inhabités, car la présence humaine laisserait des traces comme des livres, des journaux, des tasses, du désordre… Le rêve décoratif serait un cauchemar domestique.
Mais justement, en vous lisant, Inma, je me demande jusqu'à quel point la fascination de Hopper pour les bâtiments créés au cordeau, les lignes géométriques telles qu'elles n'apparaissent pas dans la nature, mais seulement dans l'architecture, ne correspond pas, chez lui, à un rêve de cité idéale. De fait, ces bâtiments géométriquement conçus prennent toujours mieux la lumière, ou plus nettement, que les objets naturels, et on observe que, précisément, l'absence d'êtres vivants renforce cette idée de perfection formelle qui en même est vide et impossible à assumer pour l'être humain. D'où le dilemme, cruel et amer. Les rectangles de lumière qui baignent des corps nus ne sont pas seulement lumineux, ils sont également géométriques, et le corps nu lui-même ne l'est pas, et il n'est pas vraiment beau. Même les fenêtres obscures d'où semble venir un vent envoûtant ont cette qualité d'être géométriques (toujours chez Hopper, donc). La lumière est peut-être pressentie, du reste, comme contenant cette perfection géométrique de façon dynamique et vivante, et non plus statique et morte, comme les maisons. D'où la fascination qu'elle exerce. Et en même temps, bien sûr, le corps humain ne peut pas y aller! J'ai le sentiment que cela correspond à ce qu'on peut comprendre de Hopper et de sa peinture.
RépondreSupprimerL'Amérique de Hopper est un pays construit à angle droit. De plus, il utilise beaucoup l'à-plat qui renforce cette géométrie. Et la lumière, c'est du néon omniprésent.
RépondreSupprimerCette esthétique de la cité "à la Hopper" est parfois recherchée dans les films et inspire un sentiment d'étrangeté, de rêve ou de décalage.
Il existe encore heureusement des bourgades de ce genre aux centre des USA. Pour aller les visiter, il faut emprunter un Greyhound bus carrossé aluminium (design Raymond Loewy).