En d'autres mots
à propos de En
d'autres mots, de Jhumpa Lahiri
Y a-t-il un instant où
une langue étrangère cesse de l'être ? Où peut bien aboutir
l'immersion dans une culture choisie, l'appropriation véritable
d'autres mots, d'autres tournures, d'autres pensées ? Ce sont
quelques-unes des questions qui sont posées dans ce récit
autobiographique dédié à l'exploration d'une passion singulière
pour la langue italienne qui se manifeste chez une romancière
nord-américaine d'origine indienne. Une passion qui la mènera à un
profond changement dans son style de vie, car elle partira
s'installer à Rome avec mari et enfants, et aussi à une
transformation dans son métier d'écrivain. Lorsque la langue est la
clé d'un monde inconnu qui ne demande qu'à être découvert, cela
vaut bien un long apprentissage, la présence et le soutien de
différents professeurs, l'usage et la composition de dictionnaires
personnels, l'attente, le rêve et inévitablement la possibilité du
découragement et de la déception. Un tel défi ne peut que séduire
une artiste de l'écrit, et c'est sa mise en œuvre que nous propose
Jhumpa Lahiri dans ce livre.
La langue italienne
semble s'imposer à la narratrice lors d'un premier séjour à
Florence. Plus tard, aux États-Unis, elle commence à prendre des
cours, un loisir qu'elle développe de plus en plus et qui finit par
prendre des allures de vie parallèle. Ainsi, son journal est
« clandestin », sa recherche des sons et des
significations des mots italiens s'apparente à une recherche
secrète, non pas parce qu'elle serait contestable, mais parce que le
rapport à la langue, maternelle ou étrangère, est toujours quelque
chose d'intime, de difficile à communiquer, ayant trait à
l'émotion, à la mémoire et à l'héritage, mais aussi à des choix
personnels qui ne s'expliquent pas. On tombe amoureux d'une langue
comme d'une personne, parce qu'elle semble à la fois nous attendre
et se dérober.
C'est ainsi qu'elle
étudie la langue, patiemment, en faisant des recueils de mots, en
mémorisant, en s'imprégnant de la littérature et des expressions
de la vie quotidienne, mais l'étape la plus complexe est le passage,
après son emménagement à Rome, à l'écriture en langue italienne,
une tâche dont l'auteur saisit la difficulté. Tout d'un coup, il
lui semble vivre « sous un abri fragile », loin de la
sécurité qui lui donnait sa maîtrise de l'anglais, mais la
narratrice a troqué la sécurité contre la liberté créative et
décide, désormais, d'écrire seulement en italien. Et le récit se
décline en chapitres qui mêlent histoire personnelle et fiction où
il est question de la recherche de l'identité, de personnages
solitaires qui baignent dans une ambiance étrange et onirique ;
elle évoque Venise, des voyages dans la péninsule, et sa propre
expérience linguistique, déterminée pendant son enfance par une
double culture anglophone et bengali. C'est cette ambivalence et ce
double registre qui semblent planer sur sa vie d'auteur, amenant des
questions à propos de ses propres aspirations et limites. En
d'autres mots est un ouvrage touchant, notamment pour ceux, et
ils sont nombreux, qui ont décidé, ou qui ont dû à un moment
couper les ponts avec leur langue d'origine, se servir de nouvelles
expressions, emprunter de nouvelles habitudes avec surprise, méfiance
ou ravissement, et peut-être aussi apprendre à devenir un autre.
En d'autres mots,
de Jhumpa Lahiri, traduit de l'italien par Jerôme Orsoni, ed. Actes
Sud, collection « Un endroit où aller », 2015
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