La Huitième Reine
À propos de La
Huitième Reine, de Bina Shah
La
connaissance d'un pays est une entreprise improbable, une plongée
dans un labyrinthe de complexité et de répétitions trompeuses qui
ne peut être abordée que par le récit, ou plutôt par les récits :
ceux de la fiction, mais aussi ceux de la chronique, des arts et du
témoignage. Le roman de Bina Shah nous ouvre ainsi de nombreuses
pistes, à l'intérieur même de l'intrigue, pour appréhender le
Sindh, l'un des quatre régions pakistanaises, dans son histoire
récente et son actualité tragique. Des brins de connaissance se
trouvent aussi bien dans les fiches Wikipédia que dans les faits
d'armes des Anglais, les poèmes ou les affiches électorales. Le
Sindh n'est pas seulement l'une des régions les plus peuplées du
pays. C'est aussi un monde où les structures féodales survivent non
seulement dans les mémoires. C'est le pays des saints soufis et des
seigneurs rebelles à la colonisation britannique, et c'est aussi le
pays de la famille Bhutto. Un des fils conducteurs du roman sera ainsi
le retour de Benazir Bhutto au Pakistan en 2007, et sa dernière
campagne pour reconquérir le pouvoir dans une ambiance délétère.
Ce bout d'un parcours personnel, intéressant en soi, met en lumière
la quasi impossibilité de tout changement d'un système politique
lorsque la guerre est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur,
depuis si longtemps qu'elle ressemble davantage à une ancienne
coutume. Et en-deçà de la guerre et de la géopolitique, il y a des
désirs d'émancipation et d'évolution individuels qui se heurtent
aussi souvent à l'omniprésence de l'armée qu'à la menace
islamiste, à divers risques d'arbitraire et à une insécurité
constante.
Ali
Sikandar est journaliste dans une chaîne de télévision à Karachi.
Il est aussi étudiant, et amoureux de la belle Sunita, relation qui
demeure cachée en raison de la différence de religion dans le
couple. Pourtant, le poids des traditions ne semble pas
insupportable dans le milieu où Ali évolue – son patron est une
femme, ses amis fréquentent des plages et des lieux de
divertissement de style occidental...- mais son mode de vie ne fait
que souligner son déclassement, et son besoin de cacher ses origines
féodales, qui se révèlent tantôt un défaut, tantôt un
privilège. Ali est souvent, au sens propre comme au figuré, perdu
dans la foule. Il suit les manifestations et l'actualité des
élections pour des raisons professionnelles, mais il cherche à
s'extraire des courants dominants et des pièges du collectif, tout
en défendant une démocratie menacée. Il s'intéresse aux
contradictions qui caractérisent la vie quotidienne dans sa ville et
son pays : une justice fragile, des mœurs où règne
l'hypocrisie, et un antiaméricanisme paradoxal, car ceux qui
critiquent les États-Unis et les sociétés occidentales en général
sont les premiers à vouloir y émigrer... La rue ne lui apporte
guère de réponses, et la figure de Benazir Bhutto, à la fois
lointaine et incontournable, est un rappel de sa propre histoire
familiale, du rôle joué par les grands propriétaires terriens et
les descendants des Pir. Le passé et le présent se mélangent
dans de multiples reflets, les possibilités de connaissance se
trouvent partout, éclatées, et les légendes empreintes de mysticisme, comme celles des sept
reines, sont parfois un moyen plein de justesse pour comprendre le
réel.
La
Huitième Reine, de Bina Shah, traduit de l'anglais
(Pakistan) par Christine Le Bœuf. Actes Sud, 2016
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