Un tableau : Ad Marginem, de Paul Klee
Le titre est aussi
suggestif que ce qui attire d'abord le regard. Un soleil rouge,
entouré d'éléments végétaux, minéraux, animaux, mais aussi de
lettres, qui se superposent dans les marges. Peint en 1930, pendant
la période Bauhaus, retravaillé par la suite en 1935-1936, le
tableau synthétise plusieurs des thèmes majeurs de l’œuvre de
Klee : le paysage recomposé, le bestiaire à la signification
multiple qui peuple l'inconscient de l'artiste, et l'énigme présenté
comme quelque chose d'évident. Si l'art de Klee se caractérise par
une étonnante inventivité et un goût de l'expérimentation assumé,
certains motifs de son œuvre et leurs formes sont aisément
reconnaissables. Ces motifs, stylisés, forment un langage, où les
éléments naturels s'adressent au spectateur au moyen de signes :
écritures, volumes, flèches, couleurs... Le soleil, comme les
plantes et les oiseaux, en fait partie. Il s'impose au milieu du
dessin, formant, par sa tonalité vibrante, un contraste puissant
avec les différentes nuances brunes et vertes des marges, et avec un
fond bistre, traversé de fines rayures, qui paraît irradié par une
lumière diffuse. Mais ce qui donne son titre à la scène, son
élément principal, échappe d'abord au regard par un mouvement
centrifuge. Au visible s'oppose le flou, le mélange des traits ;
à l'immobile s'oppose le fluctuant. Chose curieuse, les images de ce
tableau que l'on trouve couramment en ligne le présentent dans deux
sens différents, tantôt avec l'oiseau en haut, tantôt en bas.
Détail amusant indiquant plutôt l'importance des plans situés au
bord du tableau.
Le soleil rouge ou
orangé, aux contours bien définis, est un motif relativement récent
dans la peinture occidentale. Certains paysages du Lorrain mettent
l'accent sur l'astre, tout comme la peinture de l'âge romantique,
souvent sous forme de coucher de soleil. On peut rappeler aussi celui
de Monet dans Impression, soleil
levant, dont la couleur se reflète sur l'eau, mais
surtout ceux de Van Gogh, où la lumière est représentée de
manière très délimitée. Chez Klee, le motif de la sphère rouge,
qui n'est pas toujours un soleil, comme dans le tableau Le Ballon
rouge (1922), apparaît dans de nombreuses œuvres. On peut ainsi
citer Ad Parnassum, Grenzen des Verstandes (1927), Château
et soleil (1928)... Dans Ad Marginem, que l'on peut
traduire par « dans les marges » ou « vers les
marges », la sphère centrale retient le regard du spectateur,
qui évolue ensuite vers un paysage bien plus obscur, fait d'images
zoomorphes, de plantes et de fleurs, mais aussi d'yeux qui
observent ; une forêt et une faune surgissant du cadre, ou
disparaissant. Les « marginalia » ou « drôleries »
étaient des enluminures, sans rapport particulier avec le texte,
placées dans les bords des manuscrits médiévaux. Ce type
d'ornementation faisait souvent appel à un bestiaire insolite, avec
des créatures mi-humaines, mi-animales, ou avec des animaux qui
s'adonnaient à des activités humaines. On peut imaginer que des
traits de ce monde bizarre se retrouvent dans le tableau de Klee, où
l'ironie étrange et poétique joue toujours un rôle important, mais
le plus étonnant est que chaque marge, chaque côté du tableau,
semble constituer un paysage et un horizon indépendants, selon la
façon dont le tableau est orienté. Chaque côté a également son
propre mouvement, -les feuilles et les fleurs sont tournées, par
exemple, dans des sens distincts-, et tout peut représenter le haut
et le bas, le ciel et la terre. Le regard, au lieu de balayer le
paysage, peut effectuer un mouvement de rotation. Dans ses cours au
Bauhaus, Klee mettait l'accent sur le rapport entre la couleur et le
mouvement, et sur la valeur initiatrice de toute peinture de ce
dernier. Le mouvement reflète également la lutte contre la
pesanteur. Alors que, dans certaines de ses œuvres de cette époque,
le soleil surplombe le paysage, qui acquiert ainsi sa dimension
terrestre, la position des horizons contenus dans Ad Marginem
entourent l'astre, se situent au même niveau, voire effacent la
distinction entre objets terrestres et célestes.
« Si nous ne
jugeons pas à partir de notre environnement (terrestre) le plus
direct, mais en considérant le Grand Tout,le mouvement devient en
vérité la norme. Et si le mouvement est norme en vérité, la
dynamique est donc norme elle aussi. Norme signifie état ordinaire.
L'état ordinaire des choses dans l'espace universel est donc l'état
du mouvement. Même si cela ne semble pas confirmé au vu des
nombreuses choses au repos autour de nous, et sans vouloir nullement
contester son importance à cette apparence de repos, compte tenu du
Tout universel, cette apparence est trompeuse. » [1]
Inma Abbet
[1] (BG II – 21/6 Paul
Klee, Cours sur la Mécanique picturale au Bauhaus, cité par
Régine Bonnefoit – Paul Klee, sa théorie de l'art, Presses
polytechniques et universitaires romandes, coll « Le Savoir
suisse », 2013
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