Les Vaisseaux frères
à propos de Les Vaisseaux
frères, de Tahmima Anam
Un monologue
d'apparence anodine, centré sur la possibilité de revoir un amour
disparu, peut emmener très loin le lecteur qui s'embarque dans
l'histoire de Zubaïda, jeune paléontologue rêvant de reconstituer
un squelette intact d' ambulocetus -ancêtre
amphibien de la baleine- découvert au Pakistan, et qui,
rentrée plus tard dans son pays natal, le Bangladesh, se retrouve à
enquêter sur les conditions de vie des ouvriers qui démantèlent
des porte-conteneurs et des bateaux de croisière hors d'usage dans
le port de Chittagong, connu pour être le plus grand cimetière de
bateaux du monde. Deux chantiers, l'un voué à la connaissance et à
la reconstruction du passé, l'autre à sa destruction et à sa
transformation ultérieure, mais deux lieux où il est question d'os,
de pièces multiples, de structures, aussi bien naturelles que
d'origine humaine, et surtout de la valeur symbolique de la matière.
Le point de vue de
Zubaïda, au départ teinté d'évocations d'un monde universitaire
et familial plutôt confortable et assez éloigné de réalités
aussi effrayantes que le quotidien des démolisseurs de bateaux,
évolue au fil des voyages et des projets, parfois interrompus, qui
paraissent occulter une blessure personnelle. Fille unique, ayant
grandi au sein d'une famille aisée de Dacca, Zubaïda navigue entre
les cultures, et hésite entre deux hommes : son amour de
jeunesse, Rachid, et celui à qui son discours s'adresse, Elijah,
rencontré lors de ses études aux États-Unis. À l'aise au milieu
de ce monde flottant, où elle peut se cultiver, lire ou exprimer ses
goûts, consciente de son rapport compliqué avec son pays, elle se
laisse guider par des parents éclairés et pourtant liés à
certaines traditions. De hasards en choix de vie qui se révèlent
moins libres que prévu, les recherches de Zubaïda finissent par
converger vers ses propres origines et hantises, lorsqu'un inconnu
croit la reconnaître dans la rue. L'expérience d'Anwar, racontée
par la voix de Zubaïda, rapporte d'autres périples, d'autres fuites
en avant pour échapper à la misère, dans les chantiers de Dubaï
ou dans ce grand port où il semble facile de disparaître, et où
il est surtout facile d'être écrasé. Car le travail, pour ceux qui
recyclent les navires, est souvent synonyme de maladie, d'accident ou
de mort. On découvre les tâches exécutées à l'aide d'outils
rudimentaires, souvent à mains nues et sans vêtements de
protection, constamment en contact avec des produits et des matières
toxiques, avec la difficulté supplémentaire, pour ceux qui
voudraient dénoncer les abus et les dangers, de faire parler les
ouvriers, parce que, malgré la dureté et les risques, c'est le
seul emploi qu'ils puissent trouver. Pour ces métiers, les hommes ne
sont pas recyclables, mais aisément remplaçables.
Cependant, la voix
narrative choisie, le monologue intérieur, apporte au récit de ces
conditions de vie un effet de distance salutaire. Le regard de la
narratrice est intimiste, faisant partie d'une intrigue classique, où
il est notamment question du thème des origines, sans oublier le
rôle essentiel joué par les différents portraits de femmes du
passé et du présent. Ce regard donne de la ville portuaire et des
entreprises de démolition de bateaux, une image qui pourrait être
celle d'un témoin nouvellement arrivé, quasiment de manière
hasardeuse, et ne prétendant pas à l'exactitude ou à undiscours documentaire, mais qui se révèle davantage réaliste. Par ailleurs,
pour Tahmima Anam, dont c'est le troisième roman traduit en
français, le côté historique et d'actualité de ses livres précédents laisse la
place ici aux thèmes de la migration et de l'identité, et à
l'ancrage dans l'expérience individuelle.(1) Le romanesque est aussi
présent dans les silences, dans ce qu'on ne voit pas, et qui est
filtrée et relativisé par les diverses voix narratives. Des récits
possibles, qui se perdent dans le passé de la guerre et de ses
conséquences, les secrets de famille, ou les projets d'avenir.
Les Vaisseaux
frères, de Tahmima Anam, traduit de l'anglais (Bangladesh) par
Sophie Bastide Foltz, Actes Sud, coll. Lettres du Bangladesh, 2017
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