Le Capital de Van Gogh


à propos de Le Capital de Van Gogh, de Wouter van der Veen

  L'image que le public garde de Vincent van Gogh, façonnée par diverses légendes, par des écrivains et des historiens, par des témoignages des proches et des correspondances, par des amateurs d'art épris d'un certain romantisme, constitue la version par excellence du mythe de l'artiste maudit : vivant dans la misère, ne rencontrant pas le moindre succès, et guetté par la folie. Tout dans sa vie aurait été tragique, depuis son instabilité professionnelle, jusqu'à son suicide, à trente-sept ans. Pourtant, ce surprenant ouvrage, que l'on doit à Wouter van der Veen, secrétaire général et directeur scientifique de l'Institut Van Gogh, et spécialiste reconnu du peintre néerlandais, nous raconte un récit et un projet très différents, révélant un aspect singulier des frères van Gogh,  un aspect qui était cependant visible de chacun. Il suffisait de regarder tableaux et photographies de l'époque, de connaître quelque peu les conditions matérielles dans lesquelles les peintres évoluaient au XIXe siècle, et, surtout, d'observer la remarquable postérité, en termes économiques et de reconnaissance artistique, de l’œuvre de Van Gogh. Sachant que l'esprit humain tend à fabriquer, avec des ingrédients authentiques, des synthèses erronées, l'Histoire de l'Art peut facilement devenir « L'Art de raconter des Histoires ». Ce qui est valable pour les souvenirs individuels, l'est pour toute connaissance, et l'auteur admet ici, voire revendique cette part d'imaginaire dans des dialogues, situés dans des cafés parisiens, dans les années 1886-1888, qui nous offrent un Vincent van Gogh enfin dégagé de tout misérabilisme, et aussi un Théo van Gogh éloigné du petit personnage effacé, uniquement connu comme pourvoyeur de subsides de son artiste incompris de frère. En corollaire, on découvre l'importance de Johanna Bongen, l'épouse de Théo, dans le développement d'une entreprise dont la renommée et les bénéfices n'ont cessé de croître jusqu'à nos jours. Cette vision des Van Gogh en entrepreneurs visionnaires, en révélateurs de tendances artistiques et de marchés, est bien plus fascinante que les idées reçues, sur le peintre et sa famille, qui ont souvent cours.

  Le cliché le plus tenace, de ceux associés à Vincent van Gogh, est celui de la pauvreté, accompagnée d'absence de célébrité en tant que peintre ; une légende qui en a fait une sorte de vagabond hagard aux habits usés, qui aurait rarement vendu des toiles de son vivant. Certes, ses lettres contiennent de nombreuses références à l'argent, et parfois à des périodes d'impécuniosité, mais il serait faux de généraliser, quand on sait qu'il était issu d'un milieu bourgeois, qu'il était éduqué, qu'il vivait de manière relativement aisée, qu'il avait pu à trois reprises relancer sa carrière dans des domaines différents, et qu'il était, enfin, connu et respecté de ses pairs. Un original, probablement, doté d'un caractère difficile, mais pas du tout un pauvre hère désespéré, plutôt un fin connaisseur de la peinture de son temps qui, conscient de l'importance du temps dans la réussite d'un artiste, aurait imaginé un pari assez audacieux. La dépendance financière de Vincent envers Théo, vers la fin de leurs vies, cache en réalité le travail que les deux frères avaient initié, et qui ne concernait pas seulement l’œuvre de Vincent, mais aussi celles d'un Gauguin ou d'un Toulouse-Lautrec, qu'ils entendaient promouvoir. L'intuition des Van Gogh concernant le goût de l'avenir ne devrait rien au hasard, mais serait le fruit d'une éthique du travail et d'une aspiration à l'excellence dans leurs métiers, au-delà du caractère avant-gardiste de leurs choix esthétiques. Et ce sont ces traits, également, qui auront rendu possible Van Gogh en tant que peintre. Vincent avait beau montrer une personnalité rebelle, ou affectionner un certain progressisme, et un intérêt certain pour les marges de la société et ceux qui les habitaient, il ne restait pas moins attaché aux valeurs culturelles et religieuses de ses origines, à une éthique protestante qu'il n'avait jamais reniée.

   La suite de l'histoire, tout en confirmant la justesse du projet des Van Gogh, a, en revanche, donné lieu à la « fin du métier d'artiste » au cours du XX e siècle. Car, à l'image pittoresque et tragique associée à Van Gogh -celle de l'échec absolu- s'oppose le cliché du « créateur » menant grand train, à la notoriété imméritée, toujours soupçonné d'imposture. Les deux extrêmes témoignent d'une vision de la culture qui devient toujours davantage un « droit à la médiocrité », un culte de la personnalité et de l'excentricité, méprisant toute notion de qualité ou de sens de l’œuvre. Et toutes les mesures d'ordre politique mises en place pour financer l'art, en charriant leur lot d'arbitraire et de conformisme idéologique (être « rebelle », ou « provocateur » désignent aujourd'hui des attitudes conventionnelles, puériles, sans prise de risque), n'ont fait qu'empirer la situation, en agissant sur un marché, et en le faussant, puisque la prise de pouvoir, par des instances politiques ou étatiques, du marché de l'art, suppose l'éviction de celui qui a traditionnellement été son acteur principal, et qui servait de régulateur : le collectionneur, le client, l'amateur ; celui qui achetait un tableau parce qu'il appréciait ce qu'il voyait.

Inma Abbet


Le Capital de Van Gogh, de Wouter van der Veen, Actes Sud, 2018

Vincent van Gogh, La Vigne rouge, huile sur toile, 1888.
 Musée Pouchkine, Moscou


Fichier:Vincent van Gogh - Undergrowth with Two Figures - Google Art Project.jpg
Vincent van Gogh, Sous-bois avec deux personnages, huile sur toile, 1890.
Art Museum, Cincinnatti (Ohio)


Image associée
Vincent van Gogh, Autoportrait, huile sur toile, 1887




Commentaires

Articles les plus consultés