Un tableau : Portrait de Mme X, de John Singer Sargent
La
figure mythique de la Parisienne : sophistiquée, élégante,
suggestive et quelque peu mystérieuse, connaît son apogée au
tournant du XXe siècle, pendant ce qu'on a appelé la Belle Époque.
Les références sont littéraires, picturales ou directement issues
de la vie mondaine. La Parisienne faisait éclore des modes plutôt
que de les suivre, et quelques femmes ont laissé une empreinte
singulière dans l'histoire de l'art, dans leur rôle d'égéries de
courants esthétiques et de styles de vie. Parmi elles, l'Américaine
Virginie Amélie Avegno Gautreau (1859 -1915), originaire de
Louisiane, mais vivant dans la capitale française depuis l'âge de
huit ans, représentait au mieux ce caractère parisien extrêmement raffiné. Sa vie sociale et amoureuse
éveillaient la curiosité, le désir, l'envie de beaucoup. On lui
prêtait de nombreuses liaisons, mais, conformément aux usages et
convenances de l'époque, ce que l'on savait d'elle en faisait
essentiellement une figure hiératique, énigmatique, connue avant
tout par sa beauté peu conventionnelle, rehaussée ou mise en valeur
par des recettes cosmétiques comme la poudre de riz couleur lavande
pour accentuer la blancheur de sa peau ou le henné appliqué sur les
cheveux pour leur donner un éclat cuivré. (1)
En
1884, cette beauté évanescente intéressait beaucoup le jeune
peintre John Singer Sargent, aussi d'origine Américaine, qui
fréquentait le même milieu cultivé et cosmopolite et en tirait une
chronique imagée, faite de portraits originaux et touchants de ses
membres les plus distingués, mais aussi d'artistes et d'écrivains,
ou simplement d'inconnus dont l'allure et l'expression lui
plaisaient, notamment pendant ses voyages en Italie ou en Espagne.
L'art du portrait mondain, cependant, commençait à assurer à
Sargent un début de célébrité et des revenus importants pour un
artiste, et c'était en même temps un moyen d'expression de sa
vision de la peinture, qui devait beaucoup à Velázquez et au Greco
comme un contrepoint à sa formation académique. Peindre la belle
Madame Gautreau et exposer son portrait au Salon des artistes
français devait logiquement asseoir sa renommée. Le peintre avait
réussi à convaincre la dame de poser pour lui, car le tableau
n'avait pas été, contrairement à son habitude, le fruit d'une
commande, et tous les deux, l'artiste comme Madame Gautreau, avaient
été satisfaits du résultat. (2) Pourtant, c'est toute la carrière
de Sargent qui a failli s'écrouler à la suite de l'exposition de
son chef-d’œuvre, jugé si scandaleux que son auteur a préféré
quitter la France et continuer son travail à Londres, tout en
envisageant sérieusement d'abandonner la peinture ; que le
portrait a dû changer de nom, prenant la dénomination informelle
de « Madame X », alors que le modèle était parfaitement
reconnaissable, voire que Mme Gautreau a, pendant quelque temps,
ralenti le rythme de sa vie sociale. On peut se demander aujourd'hui
ce qu'un tel tableau avait de si choquant. Quand il s'agit de la fin
du XIX e siècle, on peut penser à une idée de la bienséance et
des rapports sociaux qui condamnerait toute évocation de la sexualité, de la coquetterie, toute la mise en scène du corps, mais la réalité
est bien plus complexe et montre un rapport à la nudité et à ce
qui est convenable de montrer davantage ambivalent.
Les
portraits féminins étaient d'ailleurs -et sont encore- des
documents précieux concernant les modes vestimentaires d'une période
déterminée. A l'époque du portrait de Madame Gautreau, leur
caractère formel et décoratif faisait appel à des habits luxueux,
en général des robes de soirée et de bal. Les robes destinées à
ce moment de la journée étaient généralement très décolletées,
parfois très légères, et ornées de dentelles et de transparences.
Le décolleté laissait voir les épaules, les bras, et une bonne
partie de la gorge et du dos ; la poitrine, maintenue par un
corset, était ainsi exposée. Cette composition du vêtement tenait
moins à la pudeur, ou à son absence, qu'à la mise en valeur,
depuis les années 1850, d'une silhouette en forme de sablier, où
les deux autres éléments étaient la taille artificiellement
amincie et la longue jupe avec ou sans crinoline. Le corps devient un
ensemble sculpté par une sorte d'armature, et la poitrine elle-même
n'est pas un objet de séduction, mais une composante de cet édifice.
Dans les années 1880, le décolleté est exigé dans les toilettes
de soirée et de bal. La nudité d'une partie du corps est ainsi
considérée comme acceptable à l'opéra, dans un bal ou un dîner,
alors que les toilettes de ville ou de voyage couvraient presque
entièrement chaque centimètre de peau. Aussi, la nudité, féminine
ou masculine, était célébrée dans les arts. Certes, presque
toujours avec un prétexte mythologique, historique ou littéraire,
mais l'exposition du corps nu n'était pas condamnée ou interdite
dans tous les contextes. C'était seulement quelque chose de très
codé, et certains de ces codes paraissent incongrus de nos jours. La
robe portée par Madame Gautreau, noire et sans ornements, créait un
contraste fascinant avec la pâleur de ses épaules et de ses bras.
Sans manches, elle était dotée d'un décolleté profond qui
laissait ressortir sa taille très fine, mais ce décolleté n'est
pas plus prononcé que celui qu'on peut voir dans un portrait
ultérieur de la même dame, peint par Gustave Courtois, où Amélie
Gautreau semble émerger d'un nuage de tissu translucide. Alors,
pourquoi un tel scandale, de la part de la critique et du public ?
Dans tous les cas, le tableau a déconcerté les spectateurs. La pose
était inhabituelle, avec un profil qui semble s'éloigner et une
main appuyée sur un guéridon ; peut-être l'impression de
modernité qui se dégage de la composition a été mal comprise en
son temps. Judith Gautier évoquait en ces termes l'étrangeté du
tableau : « « Est-ce une femme ? Une chimère, la licorne
héraldique cabrée à l'angle de l'écu ? Ou bien l'œuvre de
quelque ornemaniste oriental à qui la forme humaine est interdite et
qui voulant rappeler la femme, a tracé cette délicieuse arabesque ?
Non, ce n'est rien de tout cela (…) Si ce sein bleu, ces bras
serpentins, ce teint où l'héliotrope est pétri avec la rose, ce
profil effilé, cette lèvre pourpre, ces yeux demi-clos, veloutés
d'ombre, ont en effet quelque chose de chimériques, cela tient
uniquement à la chimérique beauté que la toile évoque… » Mais
il y avait encore autre chose frappante dans le portrait exposé au
Salon. Une des bretelles de la robe apparaissait, dans la première
version, tombée de l'épaule du modèle (3) Cela aurait été vu
comme une allusion sexuelle et aguicheuse totalement inacceptable, ou
du moins de nature à entraîner des critiques et des moqueries.
Madame Gautreau et sa mère ont été outrées, Sargent a accepté de
modifier le détail controversé, mais le mal était fait, et la
vente du tableau était désormais inenvisageable. Littéralement,
dans ce cas, l'échec ou la réussite n'a tenu qu'à un fil. Par la
suite, le peintre exposa fièrement la toile dans son atelier, et
n'accepta de la vendre, au Metropolitan Museum of Art, qu'en 1916, un
an après la mort de Madame X.
Inma Abbet
Une
étude du futur portrait, où l'on ne voit pas encore la bretelle
droite
(1)
Pour la biographie de Virginie Amélie Avegno Gautreau :
Deborah
Davis, Strapless : John Singer Sargent and the Fall ou
Madame X, Penguin, 2003
(3)
La première version du portrait, où l'on voit le détail de la
bretelle tombée
Portrait de Madame Pierre Gautreau, dit de Madame X, John Singer Sargent, 1884 |
John Singer Sargent dans son atelier |
Madame Pierre Gautreau, par Gustave Courtois (1898) |
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