La clé

Quelqu’un a éveillé ma curiosité, tout récemment, pour l’œuvre de Yoko Ogawa. Parce que je m’intéressais à la persistance des souvenirs, mais aussi, et surtout, à leur plasticité. C’est comme si un souvenir ne restait jamais figé ni ne s’effaçait. Il serait modelé par l’arrivée constante d’un flux d’autres souvenirs, parfois semblables, parfois venant contredire ou mettre en cause le premier. Il pourrait aussi rester en embuscade, en attendant un moment propice pour resurgir et défaire les trames du réel, éparpiller les pièces du pavage escherien qu’on s’était donné tant de mal à assembler.

Je ne connais nullement les mécanismes du souvenir. Aussi, dans les deux textes que je viens de lire, le fonctionnement de la mémoire n’est pas décrit, mais exploré dans ses marges, dans ce qui n’a pas été vu ou compris une première fois et qui revient de manière inattendue et parfois obsédante. Dans Un thé qui ne refroidit pas, une jeune femme (les personnages de Yoko Ogawa ont rarement des noms) se rend aux funérailles d’un ancien camarade de classe dont elle ne se souvient plus. Pendant la cérémonie, elle croise un autre de ses camarades, surnommé K. qui l’invite manger chez lui et lui présente son épouse. Impressionnée par la beauté de celle-ci, la jeune femme est surprise d’apprendre que l’épouse de K. a été autrefois la bibliothécaire de leur école, et qu’elle ne l’avait jamais remarquée. Cette rencontre va déclencher un certain questionnement. La « seconde chance » des souvenirs possède la redoutable qualité d’inverser présent et passé, semant au passage le doute sur ce qui  est « réellement arrivé ».

Souvent, les souvenirs sont interprétés grâce à des objets, anodins en apparence, mais pouvant résumer toute une vie. C’est le cas dans Le Musée du Silence, où le narrateur, un jeune muséographe, se rend dans le manoir d’une vieille dame qui souhaite construire un musée pour exposer ses collections. Le seul problème, c’est qu’il ne s’agit pas de reliques de civilisations anciennes, mais plutôt de pillages récents. Tous les objets ont été volés à leurs propriétaires quelque temps après leur mort. Leur sens (et la valeur qu’on peut y attacher) n’existe que par les récits de la vieille dame, que le narrateur enregistre soigneusement, à l’aide d’une jeune fille qui est présentée comme la fille de sa commanditaire. Le narrateur se prend bientôt au jeu et commence à rechercher et à dérober par lui-même ces pièces si particulières, qui permettent de concentrer le temps en un seul instant significatif, à les nettoyer et les classer.

Pourtant, une impression de malaise s’installe progressivement. Elle vient d’un certain décalage chronologique, d’une difficulté à situer les personnages dont le passé restera mystérieux. Ainsi la différence d’âge entre la jeune fille et sa mère semble excessive au narrateur et les rapports familiaux sont ponctués d’interdictions étranges. Le narrateur veut atteindre une certaine perfection dans son œuvre muséographique de fixation du réel, mais, en le faisant, il s’éloigne de plus en plus d’une réalité descriptible, quantifiable, pour tomber dans une atmosphère rêveuse faite d’événements quasiment absurdes (l’explosion sur la place), de personnages hors du temps (la communauté des moines ayant fait vœu de silence), et d’un seul élément sûr : le passage des saisons. Il y a néanmoins des mises en garde concernant, non pas les souvenirs en eux-mêmes, mais le point de vue de celui qui les observe, à défaut de s’en rappeler : « l’observation commence à partir du moment où l’homme prend conscience de la mauvaise qualité de la précision de son regard ». La collecte des souvenirs déboucherait-elle sur une fausse reconstruction du passé ? Non, si l’on voit Le Musée du Silence, entreprise d’appropriation de la mémoire des autres, à la lumière du paradoxe du rêveur que Lewis Carroll développe dans De l’autre côté du miroir (en réalité une variante du paradoxe du réel, de Zhuangzi). [1] Le récit qui nous montre Alice en proie à l’incertitude sur sa propre existence (fait-elle partie, comme l’assure Bonnet blanc, du rêve du Roi rouge, devant ainsi disparaître au réveil de celui-ci ?) fait écho aux dernières pages du roman d’Ogawa, où le rôle essentiel du musée est exposé :

 « […] car si le musée du Silence était détruit, comment pourrait-on conserver une preuve tangible de l’existence des habitants du village ? Nous perdrions sans doute pied et nous finirions par glisser et tomber hors de la bordure du monde. La réalité de notre existence ne resterait dans le cœur de personne. […] La bordure du monde est un endroit sombre et extrêmement profond. Si l’on tombe dedans, on ne peut absolument pas en remonter… »

La collection favoriserait ainsi la persistance des souvenirs en leur offrant des relais collectifs pour leur conservation. On sortirait ainsi de la mémoire individuelle, incertaine et subjective, pour atteindre une mémoire familiale, villageoise, et avant tout communément acceptée. Les objets-souvenirs deviendraient des clés du temps, en créant des liens entre l’avenir et le passé, entre des gens qui ne se sont jamais rencontrés. Les rêves seraient interchangeables, mais alors, ils cesseraient d’être uniques et, suivant toujours le paradoxe de Lewis Carroll, les deux rêveurs (ou ceux qui sont censés partager un même souvenir) entreraient en conflit, chacun défendant, comme Alice, sa parcelle de réalité, car, comme tout le monde sait, Cela ne s’est pas du tout passé comme vous le racontez…

Si la persistance du souvenir dépend de son caractère unique, sa fiabilité est une toute autre affaire. La réminiscence altérée, voire faussée, est parfois évoquée dans les textes d’Ogawa. Il ne s’agit pas à proprement parler de faux souvenirs, mais d’images rongées par l’érosion des années, par les expériences ultérieures qui ont questionné leur valeur. Il en va ainsi pour le personnage d’une autre nouvelle, Le réfectoire et une piscine sous la pluie, qui passe sa vie à vérifier sans cesse que sa réalité ne correspond plus à ce qu’il se rappelle de son enfance et en retire un apaisement certain. Quant au « vrai » faux souvenir, issu de la confusion ou de l’affabulation, il est plutôt rare en littérature. De tels sables mouvants ennuieraient-ils les lecteurs ? Ce thème fait cependant l’objet d’une évocation troublante, par toutes les questions laissées sans réponse, dans Souvenirs pieux, de Marguerite Yourcenar.

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[1] L’extrait de De l’autre côté du miroir

Et une belle allégorie du faux souvenir : Rachael


Commentaires

  1. Je ne sais que dire… Quel billet magnifique ! Le temps, la mémoire, les souvenirs, le rêve, la réalité, les paradoxes, des thèmes entremêlés qui me passionnent…
    Il m’est arrivé plein de fois des histoires comme celle de la jeune femme dans "Un thé qui ne refroidit pas". Rencontrer quelqu’un qu’on n’avait jamais remarqué, qu’on a l’impression de ne pas connaître, mais qui lui se souvient parfaitement de nous ; et soudain on essaie avec peine de se remémorer, de chercher des indices, un bout de réel auquel se raccrocher, et des tas de questions surgissent…

    J’ai un peu honte de ne jamais avoir lu Ogawa. "La bordure du monde est un endroit sombre et extrêmement profond". Voilà qui me donne envie de le faire.

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  2. Ravie que cela vous plaise! Pour le style, c'est intentionnel, de présenter les livres ainsi, mais cela est arrivé au fur et à mesure de la rédaction de billets, m'apercevant qu'il y a pléthore d'excellents blogs littéraires et que, inclure s'autres pans de l'expérience du lecteur sous forme de petits monologues, de digressions ou d'ajouts de type photo et vidéo pouvait être une approche qui permet de se singulariser.

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  3. "Se singulariser"?!!! Ô Inma, j'en pleurerai de lire ce billet, tant vous savez donner envie de lire. Oui les blogs littéraires foisonnent, avec des extraits de lecture sans que l'auteur du blog ne sache dire ce qu'il en ressort, d'essentiel, de "touchant" = qui touche le coeur et l'esprit.
    Je suis plus que touchée là par ce billet. Qui ne le sera pas?
    Le souvenir, les souvenirs faits de ces "objets, anodins en apparence", ce sont ceux-là qui nous bousculent au plus profond.
    Et ce "Musée du silence", chut, se taire et... lire Yoko Ogawa!
    Merci.

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  4. Tout ce qui est asiatique est festin à un palais exercé aux nourritures raffinées, mais je vais le lire en cachette: connaissant l'aversion des Chinois pour les Japonais, je ne voudrais pas prendre une baguette dans l'oeil (et parce que la vie est déjà assez difficile sans ça).
    Au fait, je viens seulement de commencer "L'Ombre du Vent", car j'ai un funeste retard sur la pile des livres à lire en priorité, un retard que vous voudrez bien excuser sachant que la vie est déjà assez difficile sans ça.

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  5. Aversion, certes, et les raisons n'en manquent pas, mais j'ai lu récemment que la première équipe de secouristes étrangers qui est intervenue après le dernier tremblement de terre au Japon était chinoise :-)

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  6. @Ambre, si les extraits de livres lus foisonnent, c'est parce que le Web est naturellement entraîné dans la course à la nouveauté et tend à s'aligner sur d'autres médias. C'est un mode de fonctionnement chronologique (le blog est surtout une question d'actualisation) auquel est difficile de se soustraire.

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  7. Inma 1: excellent, les médias occidentaux se sont bien gardés de le dire, mais c'est vrai; on peut aussi évoquer ces grosses pompes rouges (quelles pompes ?) chargées depuis des semaines de pomper l'eau contaminée pour la retraiter.

    Inma 2: excellent aussi, le fascinant fascicule de Jeff Jarvis intitulé "What would Google do ?", qui se propose de décrypter la nouvelle logique commerciale (et culturelle) imposée par les mailles de la toile. Un McLuhan de l'internet.

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  8. Merci, je ne le connaissais pas, mais je vais sûrement le lire. L'idée m'est venue d'ailleurs en lisant un texte de Konrad Lorenz, il y a longtemps, où il était question de la répétition de certaines structures dans ce que l'on tenait pour des nouveautés. C'est ainsi que la voiture, dans un train, serait en réalité un avatar de la diligence.

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  9. @ Inma : je ne suis pas aussi sûre que vous que les "extraits de livres" soient des extraits de livres LUS!!! Et c'est justement là où le bât blesse, je ne suis pas contre les extraits, bien au contraire, cela donne une idée du roman ou autre mais un extrait est souvent réducteur, d'où l'intérêt, essentiel, d'en parler avec votre ressenti, comme vous le faites, cela complète le petit apeerçu que l'on peut avoir avec un extrait (sorti de son contexte).
    @ P-A. Une baguette dans l'oeil (=_=) ouille!
    "Des pompes rouges" aux pieds, ça serait le pompon:)

    En aparté et hors sujet : je viens de manger mon premier melon (du Maroc) de l'année, absolument délicieux. Oui,il est tard, je déjeune à l'heure espagnole(+_+)

    Mon mot de passe, fallait l'inventer : notimid

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  10. Merci pour ce beau billet. Si ce n'est pas moi qui ai attiré votre attention sur Yoko Ogawa, dont je suis fan et dont j'ai parlé souvent sur mon blog, alors tant pis...

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  11. Je pense qu'elle ne voulait pas vous citer pour faire comme Ogawa qui donne rarement des noms à ses personnages...
    N'est-ce pas Inma ;-) ?

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  12. Non, c'était quelqu'un d'autre, mais j'avais lu votre billet sur Ogawa il y a longtemps. Je voulais le relire avant de rédiger le mien mais je ne l'ai pas retrouvé dans les billets de 2010. A-t-il été écrit plus tôt?

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  13. J'ai le vague sentiment que cette manière de communiquer à l'aide de citations littéraires et de références croisées à l'intérieur du champ de nos expériences, nous conduit à reconnaître une globalisation de la pensée tout en nous rapprochant par elle du concept d'éternel retour chère à Nietzsche.
    Tout se passe bien pour vous?

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  14. Très bien, je prépare un court voyage. Je serai lundi à Florence pour quelques jours. Ah, revenir sur les bords de l'Arno!

    La globalisation de la pensée est l'étape suivante à la globalisation de l'information?

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  15. Voici la référence de mon billet, si l'Arno n'a pas émoussé votre intérêt pour sa relecture...

    http://leblogdelacratopege.blog.24heures.ch/archive/2010/03/26/de-l-universel-a-l-intime-isaac-asimov-et-yoko-ogawa.html

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  16. Merci beaucoup, d'autant plus que je n'ai pas lu "Cristallisation secrète", mais ça a l'air passionnant.

    Je voudrais aussi vous demander s'il existe quelque ouvrage concernant le faux souvenir. C'est un sujet qui m'intéresse.

    NB L'Arno charrie bien de choses, mais n'en émousse aucune :-)

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  17. Je viens de lire le billet (joli titre) de l'Acratopège sur Yoko Ogawa.
    Entre Inma et l'Acratopège "mon coeur ne balance pas, je prends les deux"(0_0)
    Je suis passée à la médiathèque cette après-midi; ils ont tous les Ogawa. J'ai lu les 4è de couverture, il semble que les thèmes de tous ses ouvrages soient : la mémoire, les souvenirs, et pour reprendre l'Acratopège "sur le rôle vital de la mémoire pour que l'humain survive." Oui, "afin que nul ne meure" (+_+)
    Je n'ai rien emprunté pour le moment de Ogawa ni de Thomas Bernhard mais je sais qu'ils sont là, qu'ils m'attendent (=_=), je les emprunterai ultérieurement; vous m'avez donné envie de les lire. Je me suis contentée aujourd'hui de deux livres de Robert Walser : Vie de poète et Promenade (je n'ai rien lu de lui et, après avoir lu Paul Nizon qui en parle beaucoup dans ses ouvrages, je voulais aussi le découvrir). J'espère qu'ils sont bien traduits:)

    Florence... vous nous ramènerez des photos Inma! Bon séjour...

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  18. Joyeuses Pâques à tous ! Ne mangez pas trop de lapins (pardon Rabbit ;-) )…

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  19. Les seuls (et rares) lapins que je mange sont ceux en chocolat :-)

    Joyeuses Pâques.

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  20. J'y penserai. Vous avez toujours le "Trouble du souvenir sur l'Acropole" de Freud, qui décrit là ce qui ressemble plus à un moment de dépersonnalisation qu'à un raté de la mémoire.

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  21. Et "La persistance de la mémoire" de Salvador Dali, avec ses montres molles.

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