Visions de la ville assiégée


A propos de Cadix ou la diagonale du fou, d’Arturo Pérez-Reverte

Il est des curiosités historiques qui méritent bien d’être renflouées de l’oubli où elles ont sombré, et le roman historique est une bonne occasion de faire ce que les manuels scolaires préfèrent ignorer. Le point de vue d’Arturo Pérez-Reverte sur le siège de Cadix (1810-1812) est à ce titre révélateur d’une démarche intellectuelle cherchant à dégager l’histoire de toute fadeur politiquement correcte, de la transformer en matière littéraire ambigüe et chatoyante, à travers des personnages et des situations incertains, à travers ce qui aurait pu être et n’a pas été, mais qui a pourtant laissé des traces. Et l’incertitude ne manque pas précisément dans cette histoire où se déroulent, en arrière-plan, également, les travaux précédant la Constitution de 1812. Le portrait d’une cité libérale (ce qui, dans l’Espagne de l’époque, tenait davantage de l’anomalie), pris dans des temps intéressants, ne laisse de côté aucune dimension de la vie urbaine et se complique en outre d’une trame énigmatique destinée à ajouter d’autres aspects inquiétants à la ville tournée vers la mer.       

De sièges et assiégés
Le personnage principal du roman est sans doute la ville, à la fois chaotique et soumise à un ordre indéchiffrable. Le chaos est celui entraînée par le siège, par les bombes françaises, par la population supplémentaire qui ne cesse d’affluer d’autres coins d’Andalousie et même de Madrid. Malgré la guerre, les habitants continuent à vivre, à faire la fête lors du carnaval, à s’intéresser autant à la politique qu’aux affaires. Dans ce contexte, sept personnages représentent différents aspects de Cadix. Il y a Lolita Palma, qui dirige une compagnie d’importation de produits d’Amérique et voit peu à peu ses affaires péricliter, à cause de la concurrence des Etats-Unis ; il y a Pepe Lobo, corsaire malgré lui qui rêve d’un bout de terre loin de la mer ; il y a le commissaire Tizón, cynique et corrompu, chargé de traquer celui qui, dans la désorganisation de la ville, a imaginé un agencement particulier de la géographie urbaine, rappelant une partie d’échecs, en tuant des jeunes filles aux endroits où tombent les bombes françaises. Sans oublier justement les Français, des assiégés aussi à leur manière, qui ne peuvent ni avancer ni reculer. Parmi eux, le capitaine Simon Desfosseux affronte des problèmes de balistique et considère la guerre et le siège d’un point de vue purement mathématique. Les alliés et les ennemis se croisent sans que leurs histoires s’imbriquent vraiment, mais leurs parcours dessinent différentes routes parallèles, différentes cartographies de Cadix, accordées à leurs intérêts ou à leurs cibles :  

« La ville s’est transformée en un échiquier hostile, pleine de cases étranges, d’angles ténébreux jusque-là inconnus. Un casse-tête fait de traits géométriques dont il n’a pas la clef, avec une multitude de pièces insoupçonnées qui défilent sous ses yeux comme un défi ou une insulte » p. 369

Chemins solitaires
Si la ville garde son côté illisible, aussi bien pour ceux qui veulent l’atteindre de l’extérieur que pour ceux qui sont enfermés dedans, c’est peut-être parce que les comportements individuels introduisent des perturbations là où l’on ne trouvait que le hasard, créant ainsi des échos, des ripostes ou des modes de fonctionnement aussi inattendus qu’imprévisibles. Le désordre favorise ici la création de structures informelles et fragiles, lorsque les règles de vie en société ne sont plus fiables, et met en lumière le thème, classique, de l’introspection au milieu de la foule.  

Cadix, ou la diagonale du fou, Arturo Pérez-Reverte, Seuil, 2011

Commentaires

  1. Il ne manque plus que la duchesse de Langeais à l'orgue, pour faire un pont avec la comédie humaine de Balzac.
    1812 à Cadix ou Turin, même combat: la dimension psychologique de la cohabitation entre les civils et l'occupant remplit les vides que voilent les brillants faits d'armes d'un ancêtre capitaine de gendarmerie.
    "Le combat n'a rien à voir avec la querelle", a dit aussi Laozi.

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  2. Cédric SEGAPELLI16 janvier 2012 à 12:25

    Je me souviens du Club Dumas et du Tableau du Maître Flamand. Depuis j'avais perdu de vue cet auteur talentueux. Je me réjouis de le redécouvrir avec ce roman. Amicalement.

    SEGA

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  3. Le titre d'origine est "El Asedio", donc le siège, mais je pense qu'on a voulu, pour le titre français, insister sur l'importance des échecs dans le roman. Je me demande qui décide du titre dans les versions traduites. Les échecs, c'était aussi un des éléments clés du "Tableau du Maître Flamand", très suggestif, avec sa partie qui se poursuit à travers les siècles. En ce qui concerne le combat, les Espagnols connaissent bien le travail de Pérez-Reverte en tant que reporter de guerre, jusqu'en 1994. Après, il s'est davantage consacré à l'écriture, mais il reste un personnage assez impressionnant.

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  4. Les échecs sont aussi un passion chez Fernando Arrabal.

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  5. Inma : je voulais vous remercier pour les liens "bibliothèque virtuelle" (colonne de gauche). C'est super.

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  6. Merci beaucoup, j'introduis une petite modification chaque jour; de cette façon le site est toujours utilisable.

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  7. Sans compter qu'on peut télécharger des livres et qu'une bibliothèque d'une centaine d'ouvrages peut tenir sur un CD. Pratique pour les nomades.

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