L'ombre et le reflet

À propos de La double vie de Vermeer, de Luigi Guarnieri

La vengeance doit-elle être nécessairement destructrice pour celui qui l’accomplit ? Ne rêve-t-on davantage d’une revanche dépourvue d’éclats publics, secrète mais efficace, et qui épargnerait le vengeur ? Et qu’adviendrait-il de quelqu’un dont le projet vengeance entraînerait une réussite personnelle inattendue ?  Ces questions et bien d’autres affleurent à la lecture de La double vie de Vermeer, de Luigi Guarnieri. Le roman, fiction construite autour d’un fait divers, assez connu par ailleurs, datant de la fin de la Seconde guerre mondiale –l’histoire d’un peintre hollandais qui avait dû démontrer sa qualité de faussaire en peignant un faux Vermeer en prison, alors qu’on l’accusait d’avoir vendu d’authentiques Vermeer aux nazis-, nous offre plusieurs portraits révélateurs où l’amour de l’art peut entraîner des comportements étranges, des recherches passionnées ou des pillages abjects. Au départ, VM est un artiste talentueux, mais –trop- fasciné par le passé. Dans les premières décennies du XXe siècle, cela ne se fait pas, on ne peut rester en marge de la modernité, et VM subit les moqueries et le mépris de toute une série de critiques capables de briser des carrières pour des raisons hautement subjectives, alors qu’eux-mêmes ne sont jamais mis en question. Afin de les confondre, VM imagine une vengeance originale : réaliser une fausse toile de Vermeer, la faire authentifier par le plus arrogant des experts, puis dévoiler la supercherie. Une bonne blague… Sauf que rien ne se passe comme prévu, car le faux tableau est si soigneusement exécuté (tout a été étudié, de la toile d’époque aux pigments, en passant par la qualité des craquelures, et il a eu besoin de six années pour le réaliser) qu’il est non seulement tenu pour vrai, mais acheté par un musée pour une somme importante. Devenu soudainement riche, VM renonce à ses projets de vengeance et se met à vivre dans l’ombre de Vermeer, en démarrant une carrière de faussaire pleine de succès, mais qui ne peut évidemment pas durer longtemps.

Pour VM, Vermeer est à la fois idole et victime, instrument de vengeance et modèle absolu. La reconnaissance de ses pairs le met dans la position impossible d’un célèbre personnage borgésien : le poète symboliste à l’œuvre évanescente « Pierre Ménard », qui veut devenir « l’auteur » de Don Quichotte et pas un simple suiveur, imitateur ou commentateur. Ainsi, le personnage de L. Guarnieri ne veut pas imiter Vermeer, mais devenir l’ombre du maître ancien, se confondre avec lui. D’autant plus que le vrai Vermeer a laissé une œuvre rare, dont la datation et l’attribution sont souvent problématiques, ainsi qu’une biographie ténue qui laisse la place à l’imagination. Dans l’ombre su maître, on trouve l’ambigüité essentielle non seulement du critique, mais de tout amateur d’art, dans le désir d’appropriation de l’œuvre qui transforme, dans ce cas singulier, l'objectif initial de revanche envers des experts sidérants de cuistrerie et de snobisme, faillibles mais intouchables, en une coquille vide, en un prétexte. 

Cependant, une décennie plus tôt, le génie discret de Vermeer avait trouvé une résonnance extraordinaire dans l’œuvre de Proust, qui avait intégré le peintre dans l’univers de Swann et dans l’épisode de la mort de Bergotte, et nous sommes là davantage dans le reflet que dans l’ombre, dans le deuxième portrait de La double vie de Vermeer, qui nous offre une autre vision du rapport à l’art et aux artistes. Tout en s’éteignant, Proust continue d’écrire, retrouvant l’écho du « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft et les liens possibles à établir avec sa propre écriture. La peinture de Vermeer attire Proust par le mystère des scènes difficiles à interpréter, peut-être réalisées au moyen de la camera obscura, qui ne laissent rien paraître de l’histoire concrète du peintre, tout en mettant en évidence sa vocation essentielle, semblable à celle de l’écrivain, de disparaître derrière l’œuvre. On peut aussi évoquer l’idée de la supériorité de l’art sur la vie, et c’est là que le temps s’efface, ou s’inverse, car l’on retrouve chez un peintre du XVIIe siècle et un écrivain du XXe les mêmes ressorts créatifs … Mais, après tout, la modernité désigne moins la hantise de la rupture que la capacité à faire des sauts temporels.   

Luigi Guarnieri, La double vie de Vermeer, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud 2006




Jan Verrmer, Vue de Delft. Source Commons Wikimedia


Commentaires

  1. Quelle belle chronique!

    Pour rendre l'art intemporel, vivre en dehors des circuits. Et ça...
    Pour parler faussaires, as-tu lu, "Excusez le fautes du copiste" de Grégoire Polet?
    « Le vrai, le faux, ce sont des inventions commerciales, des plus-values de marchands, des mensonges de maquignons, des arguments d’hypocrites. C’est une manière de créer des supériorités, de justifier des exclusions, d’exagérer des amours, d’exacerber des haines. Une manière de fonder le bonheur des uns sur le malheur des autres. Une raison de nier l’égalité, d’empêcher la fraternité, de miner la paix et de justifier les guerres. »
    Bonne journée.

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  2. Pas lu, mais ça m'intéresse, pour le sujet. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup d'ironie dans la citation, qui m'a fait sourire.
    Bonne journée à toi.

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    1. « Devenu soudainement riche, VM renonce à ses projets de vengeance »….Voilà la seule bonne raison de différer voir d’abandonner totalement une vengeance...le fric est anesthésiant de cheval pour oublier les offenses.

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  3. Il n'y a pas que cela, Barbie, car, au début le problème se trouve dans la reconnaissance de l'artiste; la richesse est un avantage inespéré, mais le but du peintre était d'être admiré et reconnu par ceux-mêmes qui l'avaient méprisé auparavant. Cela peut être une motivation aussi puissante, voire plus puissante que l'argent. Et c'est ce qui, au fond, fait que la vengeance reste secrète. Et la question que je me pose : la condition hypothétique du secret servirait à distinguer la soif de justice de la querelle égotiste dans le désir de revanche?

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  4. A mon avis, que ce soit la soif de justice ou la querelle égotiste avec désir de revanche, bien qu’étant à l’origine motivées par des raisons très différentes, ne supportent ni l’une ni l’autre aucune forme de secret car elles visent la restauration d’un honneur perdu et cela ne serait pas pleinement satisfaisant si ce n’était pas public.Mais je n’ai pas lu le livre ni le fait divers qui l’a inspiré donc je ne connais pas les motivations intimes attribuées au personnage.
    Meilleures salutations Inma

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  5. En effet, le secret est le désir de reconnaissance (restauration de l'honneur perdu)sont clairement opposés. Pourtant, on peut trouver un grand nombre de vengeances secrètes dans des oeuvres de fiction. Chez Borges, il me semble que ce problème est directement abordé dans une des nouvelles de "Fictions", dans "Emma Zunz": là le narrateur nous dit que la jeune fille fait tout pour que sa vengeance reste secrète, parce qu'elle agit à la fois comme victime et comme instrument de la justice, donc elle ne doit pas être atteinte par des conséquences négatives autres que celle qu'elle a déjà subies. On pourrait aussi dire "pas vu, pas pris", et se justifier ultérieurement, mais ce qui m'intéresse est la multiplicité de sens qu'offre ce thème.
    Bonne soirée Barbie, si vous hantez encore les couloirs du web :-))

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  6. Hors sujet :
    "L'ombre et le reflet", "la double vie"...
    Instropection : connaissons-nous la part d'ombre qu'il y a en chacun de nous?
    La Toile (du Web) n'est-elle pas porteuse de double vie pour nombre d'entre nous?

    Concernant le sujet traité, je m'interroge aussi sur la vraie valeur de l'art quand on sait qu'une cote d'artiste ne dépend souvent que "d'experts sidérants de cuistrerie et de snobisme, faillibles mais intouchables...".

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  7. Oui, il me semble qu'on avait discuté de cela, par rapport à l'identité, que chacun pouvait façonner à sa guise sur le net grâce à des pseudonymes, à l'image que nous projetons et que parfois s'éloigne pas mal de la réalité (ou crée une fiction parallèle)...

    Pour le sujet de la critique: la figure du critique, de l'expert, est une des plus ambiguës, également dans la fiction. Certains aiment à rappeler leur côté négatif, certes, mais lorsqu'on connaît par coeur une oeuvre, c'est aussi qu'on l'aime sincèrement, Lorsqu'il est question de critique, d'expertise ou de commentaire, je ne peux m'empêcher de me rappeler "Les papiers d'Aspern", de Henry James, où un érudit se montre prêt à -presque- tout pour s'emparer des papiers personnels de l'écrivain qu'il admire. Il échoue, bien sûr, mais la nouvelle met en évidence ce double tranchant dans un seul personnage : d'un côté le parasite, celui qui veut s'approprier le travail d'un autre, d'un autre côté le relais, la cheville indispensable, sans laquelle l'oeuvre du poète ne serait jamais connue. Il y a là aussi un exemple de supériorité de l'art sur la vie, car l'amour de l'art (littéraire, pictural ou autre) entraîne des conduites déraisonnables, proches de la quête amoureuse.

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  8. A propos de faux et de vrai, je suis par hasard en train de lire le roman posthume de Perec, "Le condottière", qui parle justement d'un faussaire génial et de ses tribulations. Un roman trouvé dans une malle ou peu s'en faut. Une bonne affaire pour l'éditeur. Ou bien est-ce un faux Perec? J'en donnerai peut-être des nouvelles...

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  9. Et qu'en penserait P-A R. du "faux et du vrai"?
    Savez-vous s'il est parti en Chine (=_=)?
    Est-il déjà dans "l'ombre" du soleil levant ou toujours dans "le reflet" du lac Léman?

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  10. C'est à lui de le dire... Mais je pense qu'il n'a pas encore la Mer de Chine à l'horizon :-)) Bien que je n'en sache rien, au fond. Peut-être qu'il y est déjà.

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  11. A propos de Chine, pour ceux qui ne peuvent s’y rendre (ou même ceux qui y partent bientôt !), je vous conseille l’expo de Guo Fengyi au Musée de l’art brut :
    http://www.artbrut.ch/index9e6f.html#guo-fengyi
    J’ai trouvé très beau !

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  12. @ l'Absente : J'avais lu un article sur Guo Fengyi et je m'étais promise de m'initier au qi gong pour soulager mes douleurs; cela lui a réussi!

    "Cette mère de quatre enfants est atteinte, à l’âge de trente-neuf ans, de crises d’arthrite aiguë et doit cesser son activité professionnelle. Après plusieurs années de souffrance, elle s’initie au Qi-Gong, branche de la médecine chinoise traditionnelle, afin de soulager sa maladie. Elle devient maître de cette discipline qui mène à la contemplation métaphysique et cet art lui ouvre de nouveaux horizons."

    Après quelques tentatives en solitaire j'ai abandonné; il me manque un (ou une) Maître!

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  13. Qi gong et taijiquan sont des exercices destinés à conserver forme physique et santé tout au long de la vie (but poursuivi par la médecine chinoise) et non pas pour se rétablir une fois malade (médecine occidentale). Toutefois, rien n'empêche de s'y mettre à tout moment et en n'importe quelle condition. Pour le mental, rien ne vaut la méditation et la contemplation du vide; le qi gong ayant pour vocation un bonne distribution des flux énergétiques (qi). Quant à la métaphysique chinoise des origines, elle se concentre sur les interactions entre les êtres et le ciel de façon pragmatique.

    Je suis en phase II de ma mission spatio-temporelle: atterrissage prévu sur la planète Chine dans 2 mois. Pour le moment, je reste dans le voisinage de Voltaire.

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  14. "et non pas pour se rétablir une fois malade".
    Il semble pourtant que le qi gong ait soulagé voire guéri Guo Fengyi!
    De toute façon : il suffit d'y croire... changer de lieu, changer de vie peut aussi être une médecine efficace.

    "Dans la densité lisse de l'Univers, ma place semblait s'être effacée, aucune trace ne marquait plus les limites de mon existence ni les turbulences des pensées que d'autres, peut-être, avaient pour moi, ni le frémissement de l'air où je respirais.
    Les réalités matérielles de ma vie quotidienne semblaient gommées, uniformisées; je me sentais à l'envers des choses, de l'autre côté du miroir.
    Et pourtant, dans mon espace-temps à moi, je vivais, marchais, rêvais, respirais avec une intensité obsédante.
    Ce n'était ni agréable, ni désagréable, cela était, simplement.
    J'étais une poussière, mais j'occupais tout l'espace de ma vie, loin du regard des autres, avec ma seule certitude d'exister."

    Laurence Ink, in "Il suffit d'y croire".

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  15. A ce propos, j'épluche les petites annonces sur Shanghai et j'ai trouvé celle-ci qui serait tout à fait dans mes cordes pour un job occasionnel.
    Qu'en pensez-vous ?
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  16. Ce sont vos talents de conteur, et surtout votre humour, que j'envie :-))))

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