La Folie Baudelaire
À propos de La
Folie Baudelaire, de Roberto Calasso.
Une des acceptions du mot folie, probablement issu de feuillie ou feuillée,
est celle de maison de plaisance, de maison de villégiature isolée dans la
campagne, dont le style palladien ou inspiré de la Renaissance italienne,
cherchait à donner aux divertissements du XVIII et XIXe siècles un cadre aussi
élégant qu’irréel. C’étaient des espaces de fête et de liberté, propices à l’imagination
libertine et au jeu. Le titre de l’essai
de Roberto Calasso ne fait allusion à ces bâtiments légers et tombés dans l’oubli,
mais à un autre sens du mot où il s’agit également d’architecture du plaisir : les
extravagantes fabriques de jardin qui, selon Sainte-Beuve, caractérisaient l’œuvre
de Baudelaire : « M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à
l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable et par delà les confins
du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet
et mystérieux, où on lit de l’Edgar Poe, où l’on récite des sonnets exquis, où
l’on s’enivre avec le haschisch pour en raisonner après, où l’on prend de
l’opium et mille drogues abominables dans des tasses d’une porcelaine achevée.
Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite,
qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka
romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire. »
Hôtel de Pimodan |
Il est question, dans cette Folie Baudelaire, de lieux d’art et de
littérature, de cadres et d’images, de
peintres et de muses, de journaux et de critiques, de nature et d’artifice, d’amis
et d’ennemis, et, bien entendu, de poésie. De tout ce qui permet de cerner et
de comprendre le monde baudelairien. Il y a d’abord le Romantisme, ses mythes, surtout
celui de la vie de bohème, et ses personnages clés : Chateaubriand,
Gautier, Mérimée, Hugo… Certains sont des modèles de style, ou des amis.
Pourtant, Baudelaire reste toujours dans les marges de la littérature comme
dans celles de la société. Il ne cherche pas, comme Flaubert ou Mérimée, des
relations dans les cercles du pouvoir ou des postes pouvant lui assurer la
sécurité matérielle. Il déambule dans l’histoire littéraire comme dans les
salons picturaux, édifie des châteaux en Espagne, cumule les dettes et les déboires,
interroge la bêtise bien enracinée dans son temps, incarnée par ses pôles
négatifs, le général Aupick et le notaire Ancelle, crée son œuvre en se perdant
dans cette géographie de papier et de toile peinte où la dimension temporelle s’efface.
Mais il se trouve aussi, dans des lieux réels, l’empreinte de l’auteur des Fleurs du Mal : l’hôtel Pimodan, où
se réunissait le « club des
Hashischins », rappelle la présence de Théophile Gautier ou d’Apollonie
Sabatier ; le Louvre, endroit public idéal pour rendez-vous secrets, notamment
avec sa mère Caroline ; les lieux d’exil, comme Bruxelles, et même les
labyrinthes du rêve, où l’art resurgit sous la forme de bâtiments improbables
et d’étranges photographies et dessins encadrés dans un « bordel-musée ».
L’univers de Baudelaire est celui de la ville, de la vie parisienne, des
peintres et des romanciers. On retrouve des échos qui se répercutent d’un art à
un autre : « (…) le génie de l’artiste peintre de mœurs est un génie
d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit
littéraire. Observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez ;
mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste, à le
gratifier d’une épithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses
éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroïques ou religieuses.
Quelquefois il est poëte ; plus souvent il se rapproche du romancier ou du
moraliste. » (Le Peintre de la vie
moderne. II Le croquis des mœurs). Les différents chapitres de La Folie Baudelaire évoquent ainsi,
entre autres, la vie et le style de Delacroix,
Degas ou Manet. Ils sont des contemporains de Baudelaire, et partagent avec lui
le caractère unique, l’envie de sortir des ornières et des normes, tout en
prenant en compte l’importance des précurseurs, en observant la trajectoire
individuelle des romantiques. Pour cela, Roberto Calasso multiplie les
allusions, fait preuve d’érudition ciblée en déployant de nombreuses analogies qui
se ramifient à leur tour : Baudelaire mène à Degas, qui mène à Berthe
Morisot et à l’impressionnisme ; les musées et la critique des salons anticipent l’évolution
vers le journalisme et « l’industrie culturelle », éléments
essentiels de la condition des écrivains au XIXe siècle… Le lecteur pourra s’égarer
plaisamment dans la très riche exploration de ce monde disparu.
La Folie Baudelaire, de Roberto Calasso. Traduit de l'italien par Jean-Paul
Manganaro. Gallimard, 2011
Charles Baudelaire, Autoportrait, 1860 |
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