Sous les lunes de Jupiter

à propos de Sous les lunes de Jupiter, de Anuradha Roy

Malgré sa jeunesse, Nomi a déjà vécu plusieurs vies, dont l'expérience est incommunicable de l'une à l'autre, comme si les étapes vécues avaient eu lieu sur des planètes lointaines. Il y a eu d'abord une enfance indienne, dans une zone en guerre, dont elle ne conserve que des souvenirs épars et poignants, comme celui du goût du pamplemousse. Après la mort violente de toute sa famille, Nomi a été envoyée dans un orphelinat, puis dans un ashram dirigé par un personnage sinistre et manipulateur. Ensuite, ce sera une éducation européenne, en Norvège, auprès de sa mère d'adoption. Et à l'âge adulte, devenue Nomita Frederiksen et travaillant pour une chaîne de télévision, la jeune femme décide de faire un voyage en Inde, avec le prétexte professionnel de préparer un documentaire. Elle se rend dans une petite ville au bord de l'océan, où se trouve un temple qui est aussi un célèbre lieu de pèlerinage. L'expérience de l'exil apparaît dans ce roman à travers différents points de vue. On y trouve celui du présent et celui du passé ; les perceptions de l'enfant et celles de la jeune femme de culture occidentale allant à la recherche de ses origines, encore hantée par la maltraitance et les abus sexuels subis pendant son séjour dans le ashram. Ce sont autant d'éclats coupants d'une mémoire persistante, qui se traduisent par un choix de narration assez complexe, voire un peu déroutant : alternance de la première et de la troisième personne, entre le point de vue interne et externe, ainsi que le narrateur omniscient, absence de repères temporels en dehors d'une suite de journées traversées par de nombreux retours vers le passé... Par ailleurs, si l'histoire de Nomi sert de fil conducteur au récit, d'autres hommes et femmes visitent aussi ces lieux de passage et de tourisme religieux avec leurs propres trames, comme Suraj, son collègue de travail, souffrant de sa difficulté à contrôler ses accès de colère, le guide Badal, fasciné par un amour interdit, ou les trois vieilles dames de Calcutta, parties pour faire un voyage qui devrait être l'aboutissement d'une longue amitié, mais qui devient un révélateur de leur fatigue et de leurs divergences. Le point commun entre tous ces récits dans le récit semble être une certaine fragilité ou précarité. On peut être assez facilement désemparé, victime de violence, frappé par la perte ou l'oubli.

L'agression, physique et sexuelle, qui est exercée surtout contre les femmes et les enfants, se manifeste à plusieurs reprises, souvent de manière visible, dans la façon dont les plus faibles sont enfermés ou terrorisés par le gourou et ses acolytes, mais aussi dans des situations plus banales, lors d'une halte lors d'un voyage en train, où une touriste qui descend quelques instants sur le quai peut être confrontée au harcèlement ou à la menace de viol de la part de certains hommes. Parfois, la brutalité n'est pas explicite, mais suggérée, par exemple, dans l'hypocrisie des contraintes vestimentaires, ou, en général, dans le climat d'insécurité où évoluent les femmes. Il y a de la misogynie, mais également un mépris certain des plus faibles ou des plus pauvres. Cependant, la fuite vers une société plus libre, en ce cas un pays d'Europe, ne garantit pas davantage la guérison des blessures provoquées par toute cette violence, car le souvenir peut resurgir à des moments inattendus, par exemple, à l'occasion d'un voyage, et avec des conséquences inattendues. La forme narrative de Sous les lunes de Jupiter réussit à transmettre quelque chose le l'ordre de l'émotion et du deuil à partir un sujet habituellement traité de manière factuelle et presque comme un lieu commun de la société indienne par la presse. En comparaison, la fiction apporte davantage de sensibilité et de nuances, ainsi qu'une vision à la fois enrichie par la proximité culturelle et corrigée par l'éloignement qu'impose le discours romanesque, au récit de faits atroces ou tragiques.


Sous les lunes de Jupiter, de Anuradha Roy, traduit de l'anglais (Inde) par Myriam Bellehigue. Actes Sud, 2017


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