Un tableau : Léon Spilliaert, La Nuit (1908)
Léon Spilliaert est
l'un de ces artistes dont l’œuvre, à l'instar de celle d'un
Edward Hopper ou d'un Edvard Munch, semble avoir inspiré une
certaine esthétique du cinéma au XXe siècle ; du moins pour
ce qui est de la représentation de l'isolement au milieu de grands
espaces, d'une étrangeté et d'une mélancolie dont on ignore
l'origine et le sens. Mais aussi par ses lumières contrastées et
ses perspectives. Peintre du mystère, de l'introspection, né à
Ostende en 1881, dans une famille aisée, Léon Spilliaert a
travaillé, entre 1903 et 1904 pour l'éditeur Edmond Deman, en
illustrant les œuvres de Maeterlink et Verhaeren. Autodidacte de la
peinture, si l'on excepte un bref séjour à l'Académie des
Beaux-Arts de Bruges, au début du siècle, il était en revanche un
grand lecteur -de la Bible, mais aussi de Nietzsche, Schopenhauer,
Edgar Allan Poe, Chateaubriand, ainsi que les écrivains
symbolistes-. Spilliaert ne prenait pas de photographies, ne nageait
pas, mais s'intéressait à l'atmosphère du front de mer de sa ville
natale, dont il a repris la géographie dans ses dessins, mêlant
éléments réels et imaginaires. C'est vers 1907-1908 qu'il a
exécuté quelques-unes de ses œuvres les plus étonnantes, les plus
renommées aussi, toujours sur papier, -à l'encre de Chine, à
l'aquarelle, au pastel ou au crayon de couleur-, qui étaient, soit
des autoportraits, soit des vues de la ville balnéaire. Ces paysages
nocturnes sont remarquables, autant par leur construction, où les
éléments suggérés sont aussi importants que les éléments
visibles, que par leur puissance évocatrice de tristesse, de
solitude, et peut-être d'un langage secret des ombres. La nuit sur
la plage déserte est un monde à part. Ce kingdom by the sea(1),
offre des perspectives vertigineuses, des espaces inquiétants où
évoluent des passants incertains, un monde néanmoins fait avec des
éléments existants et parfaitement ordinaires à la lumière du
jour. Le regard de l'artiste transforme cette banalité comme le rêve
transforme les expériences de la journée. Il n'y a pas de message
clair transmis par cet environnement silencieux, mais il évoque ou
suggère toutes les possibilités et toutes les interprétations.
Lumière nocturne et
invitation au voyage
Dans La Nuit, un
personnage dont on voit la silhouette de dos, coiffé d'un manteau et
d'un haut-de-forme, marche le long d'un bâtiment à colonnes situé
au bord de la mer. Ce promeneur solitaire tend le bras pour s'appuyer
sur une colonne, mais il s'en trouve en même temps assez loin, et
son bras montre un angle curieux ; ou peut-être la frôle-t-il
de la main en marchant. On ne saurait dire la signification de son
geste, mais il semble regarder vers le point où les lignes
convergent, vers la clarté lunaire qui baigne la mer et une partie
de la côte. Les personnages élégamment vêtus, vus de dos, arrêtés
devant un paysage énigmatique, sont un motif très connu de la
peinture romantique ; ils sont nombreux, notamment chez Caspar
David Friedrich, qui, avec son Voyageur contemplant une mer de
nuages (Der Wanderer über dem Nebelmeer), offre un
portrait du héros romantique par excellence. Ici, l'horizon est
intensément éclairé et les reflets impriment un certain mouvement
à la composition. Le personnage dessiné se trouve au milieu de deux
espaces bien délimités par la lumière, comme s'il se trouvait à
la croisée des chemins, ou sur le point de commencer un voyage, ou
de l'achever. Un tel arrêt devant l'inconnu, avec un personnage
comme point de connexion entre les deux mondes est un thème visible
dans une autre composition de Spillaert, en 1938, La Porte
ouverte, avec sa figure féminine vue de dos, et la frontière
entre l'intérieur de la maison et la forêt sombre. Une forêt qui
n'est pas sans rappeler, surtout dans sa version en noir et blanc,
les colonnes de La Nuit. Par ailleurs, les lignes du quai et
de la colonnade sont brisées par deux rayures verticales de couleur
claire, représentant deux réverbères et leur reflet sur la surface
lisse de la chaussée, ce qui fait penser à un élément aquatique
qui n'est jamais loin, la marée ou la pluie, une pluie récente. Cet
effet apparaît dans un autre tableau de Spilliaert intitulé Digue
la nuit. Reflets de lumière, qui date également de 1908. Dans
La Nuit, les réverbères accentuent le contraste entre les
deux espaces, peints dans plusieurs nuances de noir, de brun et de
gris, dans un style qui tient à la fois du symbolisme et
l'expressionnisme, mettant scène l'angoisse et le mystère.
Inma Abbet
Léon Spilliaert, La
Nuit, 1908. Ixelles Musée des Beaux Arts
Notes
(1) Edgar Allan Poe,
Annabel Lee
Sites consultés
Léon Spilliaert, La Nuit (1908) |
Léon Spilliaert, Digue la Nuit. Reflets de lumière (1908) |
Léon Spilliaert, Autoportrait |
Léon Spilliaert. La Porte ouverte (1938) |
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