Peindre le rêve
Peindre
le rêve
à
propos de Peindre le rêve, de Daniel Bergez
Lumineux ou effrayant, explicite ou
mystérieux, le monde du rêve séduit les écrivains et les artistes
depuis toujours. Pour sa puissance évocatrice d'une réalité autre,
d'un fond religieux, mythologique, littéraire, ou d'une construction
allégorique, le rêve imprègne l'histoire de l'art occidental.
Ainsi, il sera question, dans cet ouvrage, très dense et
passionnant, d'un grand nombre d’œuvres et de courants picturaux
ayant comme point commun la mise en scène du monde onirique, et cela
depuis la fin du Moyen Âge jusqu'au Surréalisme, ses suites et de
son champ d'influence. Un domaine très vaste, qui répond à des
aspects culturels, mais aussi aux expérimentations les plus
audacieuses. Ici, les rêves picturaux suivent un ordre chronologique
et thématique. Parmi les plus représentés dans la peinture,
certains sont issus d'épisodes bibliques, comme l’Échelle de
Jacob. Si l'oniromancie, pratique consistant à interpréter les
songes, était considérée avec méfiance à l'époque médiévale
-par rejet des pratiques divinatoires, et par ce que ces illusions
renfermaient d'étrangeté, d'interdit, d'envers du décor de la vie
réelle-, la figuration du rêve tiré de l'histoire sacrée dans
l'enluminure établissait des thèmes et des schémas narratifs et de
composition qui allaient être souvent appliqués au cours des
siècles suivants. Ces visions sont contemplées comme des signes
divins ou des prophéties, les protagonistes étant des patriarches
bibliques ou des saints. Ainsi, il y a deux plans, celui du rêveur
et celui de la vision, plan céleste et terrestre délimités chacun
par les couleurs, les attitudes, par un réalisme plus ou moins
accentué chez le dormeur, abandonné au phénomène invisible. Le
sujet de l’Échelle de Jacob est traité très différemment au
Moyen Âge et à l'époque classique. De manière naïve chez les
enlumineurs médiévaux (1) ou chez Nicolas Dipre, où l'on voit une
vraie échelle et des anges en train de monter au ciel ; de
manière davantage subtile chez José de Ribera, qui met au premier
plan un personnage endormi, habillé comme les paysans espagnols de
son temps. La vision céleste, plutôt que montrée, est suggérée
par la lumière. Un autre exemple, issu cette fois du Nouveau
Testament, est le songe de saint Joseph, diversement rendu par des
peintres comme Philippe de Champaigne, Georges de La Tour ou
Rembrandt. Les saints peuvent porter des habits luxueux ou
anachroniques, ou, au contraire, d'une étonnante simplicité.
Au-delà des aspects de style, on trouve cet épisode généralement
inséré dans une atmosphère intimiste, propice à une irruption du
surnaturel, qui semble pourtant s'imposer de façon évidente, où le
mystère demeure du côté du dormeur et de sa présence apparemment
passive. Les rêves de saints, souvent tirés de La
Légende dorée de Jacques de
Voragine ou d'autres sources traditionnelles les montrent également
assistant à des prodiges pendant leur sommeil, sans qu'ils
paraissent y participer, comme la sainte Hélène de Véronèse.
La Renaissance est l'époque de
l'affirmation d'une individualité qui concerne en premier lieu
l'artiste ; le moi devient sujet d'observation, d'étude, de
différenciation. C'est le début de l'autoportrait et de la
signature, mais aussi une époque qui se passionne pour les énigmes,
les jeux érudits et les allégories. L'évocation du songe devient
plus personnelle et s'applique également à des sujets mythologiques
et littéraires. La vision de cauchemar vécue par Albrecht Dürer
est un bon exemple de l'importance croissante de l'introspection.
Dans son journal, le peintre avait inclus un croquis à l'aquarelle
de son mauvais rêve de la nuit du 7 au 8 juin 1525 : de
gigantesques trombes d'eau s'abattant sur un paysage campagnard. Le
point de vue est ici celui de l'artiste et, en même temps, celui du
rêveur, tandis que la signification du songe reste hermétique,
seule sa forme réussit à communiquer la terreur de vivre un
désastre naturel.
L'allégorie est une autre variante, qui
trouve un certain essor à la Renaissance. Image de la quête
amoureuse ou initiatique dans ses modèles littéraires, comme le
Roman de la Rose ou le Songe de Poliphile, le rêve
allégorique est riche de significations et de références. Les
héros mythologiques font aussi leur apparition, en allusion à des
récits antiques, tels les rêves de Pâris et celui d’Énée.
Certains allégories sont davantage obscures, en raison de la grande
quantité d'éléments qu'elles contiennent, et de leur apparente
absurdité. Toutes les composantes du rêve se trouvent chez Jerôme
Bosch, aussi bien dans Le Jardin des Délices, que dans le
polyptyque des Visions de l'Au-delà : créatures
fantastiques, hybridations, scènes bizarres... Il y a quelque chose
de l'esprit facétieux de certaines enluminures médiévales, des
détails qui font penser à des parodies ou des récits à clef chez
Bosch, mais avec une tonalité bien plus angoissante et une vision
très dynamique qui brouille la frontière entre la fantaisie
plaisante et le cauchemar.
L'intérêt pour le rêve s'est épanoui
dans l'art à l'âge classique, et a survécu aux tendances
rationalistes du XVIIIe siècle, où la plongée dans l'inconscient
était vue comme une éclipse de la raison. Mais la rêverie reste,
dans des tableaux emblématiques de l'époque, comme les scènes de
Watteau et de Fragonard, un ingrédient essentiel de l'atmosphère.
Au rêve individuel se substitue un pays rêvé, une sorte de théâtre
baigné par une lumière irréelle, peuplé d'aimables courtisans qui
semblent pouvoir s'évanouir d'un instant à l'autre. Cette ambiance
onirique anticipe pourtant une esthétique romantique, qui
affectionne le rêve dans ses aspects les plus sombres : les
cauchemars et visions fantomatiques n'ont lieu que dans des
conditions très particulières, dans des châteaux et des ruines
gothiques. C'est l'époque des inquiétants paysages des lavis et des
encres de Victor Hugo, faits d'éléments déchaînés, de bâtiments
imposants apparaissant au milieu de régions brumeuses, où des
animaux nocturnes côtoient des chimères et des monstres.
Avec
le Romantisme, et plus tard avec le symbolisme, la représentation
onirique est aussi tournée vers l'exploration d'un monde intérieur,
vers la subjectivité. Le rêve n'est plus quelque chose qui arrive
en dormant, mais la partie la plus importante de la vie de l'artiste,
celle d'où surgit l'inspiration. Pour Edgar Allan Poe « Toute
certitude est dans le rêve », tandis que Gérard de Nerval
déclare, au début d'Aurélia, que « Le rêve est une
seconde vie ». Dans la peinture, l'artiste se verra ainsi en
rêveur, parfois à la pose suggérant la mélancolie, dans un excès
de connaissance ou de lucidité. C'est aussi le prélude aux moments
de triomphe de l'onirisme que seront les mouvements symboliste et
surréaliste. Entre les deux, la psychanalyse aura tenté de
déchiffrer la singularité du rêve, mais en le situant dans le
cadre d'une production individuelle, façonnée par des souvenirs et
des désirs. Auparavant, l'esthétique symboliste aura mis en avant
son aspect énigmatique, sans chercher à l'interpréter. Chez
Gustave Moreau, qui se disait « ouvrier assembleur de rêves »
l'irréalité s'épanouit dans des scènes somptueuses, tandis
qu'Odilon Redon cultive un style plus sombre, presque terrifiant,,
avec, par exemple la présence d'yeux géants et de créatures
extravagantes, avant d'offrir, avec la couleur, un univers d'une
fascinante ambiguïté, où les figures humaines se confondent avec
les formes végétales ; le rêveur à l'intérieur du rêve.
Par la suite, le Surréalisme adaptera les leçons de l'histoire de
l'art à ses propres aspirations. Les exemples sont très nombreux,
et ce que livre nous apprend, par les possibilités de l'imagination
créatrice, est l'infinité de formes et de traitements d'un sujet
qui se définit avant tout par son caractère secret et quasiment
inconnaissable.
Inma
Abbet
Peindre
le rêve, de Daniel Bergez, Citadelles et Mazenod, 2017
(1)
L'arche d'alliance et le songe de Jacob : échelle de Jacob
Maître
d'Egerton (actif entre 1405 et 1420), Nom de convention d'un
enlumineur actif à Paris
https://www.photo.rmn.fr/archive/14-505615-2C6NU0LOCE8R.html
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Paolo Veronese,Vision de Sainte Hélène, 1560-65 |
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Albrecht Dürer, La Vision, 1525, Kunsthistorisches Museum, Vienne, |
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Nicolas Dipre, Le Songe de Jacob, c.1500, Musée du petit Palais, Avignon |
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José de Ribera, El sueño de Jacob, 1639, Museo del Prado![]() Philippe de Champaigne, Le Rêve de Saint Joseph, ![]() Odilon Redon. A Edgar Poe : L'oeil, comme un ballon bizarre, se dirige vers l'infini. 1878 ![]() |
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