La Maîtresse italienne


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à propos de La Maîtresse italienne, de Jean-Marie Rouart


Les îles sont des lieux difficiles à cerner, souvent impossibles à conquérir, des places illusoirement fermées. Il en va de même pour une image de la féminité parfois portée par la fiction. Dans ce bref roman, où plusieurs personnages appartenant à la grande histoire se laissent entrevoir en train de jouer à recomposer l'Europe, d'hésiter, de trahir et d'être trahis, il sera question d'îles et de plans d'évasion, mais aussi de femmes libres, de femmes mystérieuses, et d'une une certaine féminité fatale, bien utile dans toute aventure romanesque.


La Maîtresse italienne met en scène un épisode de l'histoire napoléonienne, à savoir l'exil de l'empereur déchu dans l'île d'Elbe, avant les Cent-Jours ; le récit évoque la difficulté, pour les Alliés, d'escamoter l'encombrant prisonnier, tout en le gardant en vie et en lui laissant profiter d'une certaine liberté surveillée. Ici, Napoléon n'est n'est jamais nommé autrement que « le grand proscrit », celui qui, même au milieu des ruines, continue de susciter autant de crainte que de fascination. L'île d'Elbe semble un paysage idyllique, reflet d'un mode de vie ancestral et loin de toute agitation politique, mais cet endroit paisible est tellement proche du continent, que les Anglais et les Autrichiens craignent, à raison, des projets de fuite ou de retour en France de Napoléon. Car « le grand proscrit » continue de montrer qu'il n'a rien perdu de ses formidables capacités d'adaptation et d'organisation. Il a rapidement mis en place sa petite cour, sa garde personnelle, et surtout ses réseaux d'informateurs, qui s'étendent dans toute l'Europe, et qui lui permettent d'avoir quelques longueurs d'avance sur ses ennemis, ses anciens amis, ainsi que sur les puissances qui songent à l'envoyer ailleurs, aux États-Unis peut-être, ou dans quelque possession britannique bien lointaine. Chargé d'escorter le proscrit dans cette résidence insolite, le colonel Neil Campbell commence à voir les risques propres à sa mission ; cependant, cela ne l'empêche pas de mener une belle vie dans la bonne société florentine.


Les lieux du récit sont essentiels. Parce qu'il y a, dans ce territoire exigu, l'ombre et le souvenir d'autres îles : la Corse de la jeunesse de l'empereur, la Grande-Bretagne des vainqueurs, et tout au loin, quelques confetti dans l'Atlantique qui pourraient servir pour fermer définitivement le chapitre impérial et le souvenir des guerres et des révolutions. Les îles sont des berceaux, des pays d'exil ou des prisons. Pendant ce temps, le Congrès de Vienne et la Cour de France aux Tuileries esquissent entre deux bals des frontières nouvelles, sachant qu'un retour au temps d'avant 1789 est improbable. Devant l'impossibilité d'un effacement simple, les nouveaux maîtres de l'Europe essaient de composer, d'aplanir les antagonismes en se tournant vers l'avenir. Il sera question de Louis XVIII et de Talleyrand, deux hommes de l'Ancien Régime revenus aux commandes et aux affaires du jour. Et cette société changeante affiche un mode de vie qui met en valeur le divertissement avec une telle intensité qui peut paraître étonnante. Ce point est intéressant, car il laisse entrer dans l'intrigue la séduction féminine, et l'on trouve dans ce décor un certain nombre de portraits de femmes parfois naïves, parfois astucieuses, souvent très libres, et toujours baignant dans une atmosphère d'énigme ; des femmes qui font rêver, même lorsqu'elles se révèlent dangereuses, ou lorsqu'il leur arrive de participer à leur manière au grand jeu de la politique. On verra ainsi apparaître Pauline, la sœur fidèle ; Madame Mère ; Marie-Louise, l'impératrice désormais séparée de son époux et de la France ; Dorothée de Courlande, nièce par alliance de Talleyrand et amie intime du diplomate ; la comtesse Walewska, en amoureuse d'un autre temps... Et aussi la comtesse Miniaci, aristocrate italienne connue par son caractère charmant, par sa discrétion et sa prudence. Cette beauté oubliée aurait pu jouer un rôle dans le projet d'évasion ? Avec son style resserré où l'on passe rapidement d'un personnage à l'autre, La Maîtresse italienne se lit comme une nouvelle davantage que comme un roman, et l'évocation de ce monde révolu, qui ne semble jamais dormir, occupé aux affaires d’État le jour aux intrigues amoureuses et autres complots la nuit, est particulièrement plaisante.


Jean-Marie Rouart, La Maîtresse italienne. Gallimard Nrf, 2024




Texte : Inma Abbet

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