Le Musée Fortuny – Palazzo Pesaro degli Orfei

 Le Musée Fortuny – Palazzo Pesaro degli Orfei


   Il est un lieu qui m'est particulièrement cher à Venise, parce qu'il a été le lieu de vie et de travail d'un artiste multiforme et singulier, Mariano Fortuny, et parce qu'il expose actuellement de nombreux exemples représentatifs de son œuvre, qui va de la peinture à l'architecture, en passant par la création textile, la scénographie, la photographie, la décoration et la gravure. Le musée Fortuny, installé dans un vaste palais nommé précédemment Palazzo Pesaro degli Orfei, se trouve dans le quartier de Saint-Marc et offre au visiteur un regard unique sur ce qui pouvait être l'activité de l'artiste dans la première moitié du XXe siècle, car le bâtiment abrite une grande bibliothèque, des ateliers, des machines, des maquettes et des modèles de vêtements, de tissus d'ameublement, des tableaux, des dessins ou des décors... Et partout est également visible l'empreinte d'Henriette, épouse et collaboratrice de Fortuny, à qui l'on doit certaines de ses plus originales créations en matière d'habillement, comme la célèbre robe Delphos.

   Mariano Fortuny y Madrazo naît en 1871 à Grenade, en Espagne, dans une famille d'artistes. Son père, Mariano Fortuny y Marsal, et son grand-père maternel, Federico de Madrazo, ont été des peintres reconnus, et le jeune Mariano grandit entre Paris, où sa famille emménage après la mort de son père, en 1874, et Venise, à partir de 1889. Une éducation polyglotte et cosmopolite, et une initiation à la beauté dans des années où l'art européen est traversé par des influences variées. On peut y trouver d'un côté le japonisme et l'orientalisme, et d'un autre les rêveries d'un passé médiéval ou renaissant ; sans oublier l'importance croissante de la technologie, un intérêt renouvelé pour l’artisanat et l'éclosion d'un goût qui se revendique moderne dans l'Art Nouveau. Le suranné et le récent se croisent dans une atmosphère sciemment théâtralisée. Or, c'est à Venise que Fortuny commence à s'intéresser au costume en trouvant des collections de tissus anciens qui lui serviront de point de départ pour ses méthodes ultérieures d'impression, tandis qu'un voyage en famille à Bayreuth en 1891 lui fait découvrir la musique de Wagner et éveille son intérêt pour la mise en scène. À cette époque, deux rencontres sont aussi essentielles dans l'évolution esthétique de Mariano Fortuny : celles de l'écrivain et critique Angelo Conti et celle du poète Gabriele D'Annunzio. La symbiose entre la peinture, la littérature et la musique est une aspiration qui se trouve au cœur de l'art de la fin du XIXe siècle. La recherche du Gesamtkunstwerk, concept romantique notamment diffusé par Richard Wagner, se traduit par des expérimentations ne se limitant pas à un seul art, ou à un e seule époque ; chez les deux artistes, on trouve le même attrait pour les Préraphaélites, la Grèce classique, le Quattrocento... Avec D'Annunzio, Fortuny conçoit des projets qui ne seront pas achevés, mais qui rendent compte d'une grande énergie créatrice et d'une inspiration réciproque, comme la scénographie de Francesca da Rimini, et plus tard la maquette du Théâtre des Fêtes, de style palladien, avec D'Annunzio et l'architecte Lucien Hess (1912). Ces années marquent une grande activité de Fortuny dans le domaine de l'art scénique, notamment avec l'invention du « Dôme Fortuny », grande structure pliante destinée à créer des jeux de lumière et des projections de décors (présentée officiellement en 1906), suivant la création en 1900 des costumes, des décors et de l'éclairage à l'aide de lumières indirectes pour la mise en scène de Tristan et Isolde à La Scala de Milan. Bien que ces inventions aient apporté un grand succès au peintre, c'est dans un autre domaine qu'il montrera la diversité de son talent.

   Le musée expose plusieurs tableaux qui montrent bien chez Mariano Fortuny cette rare qualité qui consiste à jouer avec, et à se jouer, des époques et des catégories artistiques. Fortuny peint pendant toute sa vie. A côté des collections de famille, des copies de Tiepolo et du Titien, on trouve des vues vénitiennes, des portraits, et des thèmes issus du cycle wagnérien, comme les Jeunes filles-fleurs (1896). Mais l'ensemble du cycle wagnérien représenté par Fortuny, qui n'est pas exposé dans sa totalité, comprend quarante-six tableaux peints entre 1903 et 1948. Aussi, les portraits tiennent une place considérable, et le visage d'Henriette, à divers moments de sa vie, en dessin, peinture, photographie, y est omniprésent. Elle devient aussi modèle incarnant la griffe Fortuny et ses robes au plissage sophistiqué. L'un de ces portraits, Henriette Fortuny en costume pompéien (1935) est à mon avis emblématique de cet art qui prend des chemins variés, car la peinture exprime ici quelque chose de la vie réelle, mais aussi un ciel ombrageux et dramatique en arrière-plan ; la silhouette et l'expression d'Henriette, traitées de manière réaliste, reçoivent une lumière brillante qui paraît issue d'une lampe électrique, et le tout semble destiné à mettre en valeur la robe et le châle portés par le modèle, comme dans une présentation d'une maison de haute couture. On navigue sans cesse entre la simplicité et l'artifice, entre la recherche du naturel et la préciosité formelle.

   Mariano Fortuny rencontre Henriette Negrin à Paris en 1902 et ils initient une relation amoureuse et une complicité professionnelle qui durera toute leur vie. Après quelques années en France, ils installent leur atelier à Venise, après la restauration du palais Pesaro degli Orfei en 1907. Cet endroit deviendra un laboratoire créatif dans le champ de la mode, et une place stratégique de l'importance sociale du vêtement, car Venise est à la fois un symbole de luxe et d'élégance séculaire et une destination de voyage pour les artistes et les mécènes du monde entier. Mariano Fortuny et Henriette Negrin commencent à expérimenter des moyens d'impression sur tissu qui donneraient aux étoffes un aspect proche de ce qu'on peut voir dans la tradition picturale vénitienne, de Carpaccio au Titien et au Véronèse, et qui englobe des éléments stylisés de la nature, de la Grèce antique, du monde byzantin, d'une Espagne et d'un Orient légendaires. L'or et la pourpre côtoient des arabesques et des motifs géométriques. À l'automne 1907, le châle Knossos est exhibé à Berlin. Il s'agit d'un châle diaphane en tissu de soie, portant des ornements crétois imprimés, un thème à la fois antique et contemporain de l'artiste, car le site archéologique de Knossos avait été mis à jour en 1900, et ancré dans la mode naissante de l’hellénisme. C'est dans cet environnement que sera développée le plissage de la robe Delphos, d'après l'Aurige de Delphes, sculpture découverte en 1896, qui donne à la silhouette féminine une allure sobre et épurée, avec un évasement dans le bas de la robe, qui n'est pas sans rappeler les Korê de la statuaire archaïque grecque. La technique brevetée du plissage très serré est attribuée dans une lettre à Henriette Fortuny. Peu à peu, les collections s'agrandissent avec des capes, des manteaux, des pièces qui ont un grand succès et qui se vendent dans les boutiques dédiées à Paris et à Londres et plus tard à New York. Parmi les clientes, on trouve Isadora Duncan, la marquise Luisa Casati, la comtesse Greffulhe, Sarah Bernhardt, Eleonora Duse... Quelques années plus tard, les Fortuny ouvrent une fabrique sur l'île de la Giudeca (qui d'ailleurs existe encore de nos jours) pour développer des tissus de coton imprimés. Aussi, les moules exposés, les encres, motifs et échantillons rendent compte des recherches accomplies pour créer des soieries et des velours qui auraient l'aspect de brocarts et de damassés anciens, tout comme les innovations concernant les teintures, telle la tempera Fortuny méthode brevetée d'impression sur plusieurs types d'étoffes. On trouve ici cette quête de l'art total qui s'insinue au cœur de procédés industriels ou d'artisanats resurgis du passé. Ces robes retiendront plus tard l'attention de Marcel Proust, qui les imaginera sur Albertine dans La Prisonnère *

   En dehors du caractère intemporel, ou plutôt du télescopage et de la fusion des temps déjà évoqués, ce qui caractérise l'art de Fortuny, qui se déploie dans d'autres objets comme les lampes, les coussins ou les rideaux, est la confluence d'éléments de style, de techniques, d'idées, de tout ce qui peut apporter du mystère et de l'élégance à des produits qui resteront uniques. Les recherches de Mariano Fortuny feront l'objet d'une trentaine de brevets et ses créations de mode seront connues dans le monde entier, inspireront plus tard d'autres grands couturiers, et pourtant le style Fortuny est toujours quelque chose de rare et de confidentiel, qui fait penser aux romans de Proust, aux tableaux de Boldini et de Sargent, voire aux Arts and Crafts, pour son mélange d'antiquité et d'innovation, pour sa prise en compte d'un remarquable arrière-plan culturel dans des productions relevant cependant de la modernité. Dans tous les cas, la visite de ce lieu exceptionnel ne saurait laisser indifférent les amateurs de raffinement et d'éclectisme.


* Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout en ce moment, c'était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont j'avais vu l'une sur Mme de Guermantes, c'était celles dont Elstir, quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de Carpaccio et de Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres somptueuses, car tout doit revenir, comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les femmes avaient commencé à en porter, Albertine s'était rappelé les promesses d'Elstir, elle en avait désiré, et nous devions aller en choisir une. Or ces robes, si elles n'étaient pas de ces véritables anciennes dans lesquelles les femmes aujourd'hui ont un peu trop l'air costumées et qu'il est plus joli de garder comme une pièce de collection (j'en cherchais d'ailleurs aussi de telles pour Albertine), n'avaient pas non plus la froideur du pastiche du faux ancien. Elles étaient plutôt à la façon des décors de Sert, de Bakst et de Benois, qui en ce moment évoquaient dans les Ballets russes les époques d'art les plus aimées, à l'aide d’œuvres d'art imprégnées de leur esprit et pourtant originales ; ainsi les robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d'évocation même qu'un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d'Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu'une relique dans la châsse de Saint-Marc, évocatrices du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire. 

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu. La Prisonnière.


Pour en savoir plus :

Le site du musée : https://fortuny.visitmuve.it/fr/home/

Fortuny et D'Annunzio (en italien)

https://www.universofortuny.com/wp-content/uploads/2019/02/Mariano-Fortuny-art-10.14277-2421-292X-AdA-3-16-6.pdf

L'Atelier de la Giudeca

https://fortuny.com/stories/press/le-figaro-les-secrets-de-fortuny-sur-l%C3%AEle-de-la-giudecca

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Texte et images : Inma Abbet


























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